Catégorie Roman

Pâté pour Chien

Prologue

Un grincement lugubre déchira la quiétude de cette nuit sans lune. Alors que les ténèbres étendaient ses sombres tentacules sur les arbres du verger aux branches à moitié dénudés, une faible lueur se diffusa soudain par l’entrebâillement d’une porte qui s’ouvrait. Une ombre s’y faufila, le dos courbé, avançant avec difficulté. Un râle sourd, un soubresaut, une flaque de bile s’écrasa entre ses pieds. L’apparition ne dura pas plus de deux minutes, avant de disparaitre à nouveau.

Derrière les planches de la vieille grange, un corps inerte gisait dans une mare pourpre. À quelques mètres à peine, un chien sans vie reposait, entouré de cinq de ses congénères qui geignaient faiblement sur sa dépouille. Tout près de lui, c’est d’une main tremblante que la silhouette saisit la lame qui baignait dans le liquide poisseux. Un mélange de sang et de sueur rendait le manche en cuir glissant. Entaillant difficilement la peau encore tendre du macchabée, l’arme déviait, laissant une trace irrégulière du pubis jusqu’au torse.

S’arrêtant à nouveau pour aller vomir, l’exécution se trouvait ralentie. Les doigts s’enfonçaient maintenant dans l’incision à peine assez profonde. À certains endroits, c’est à deux mains que la chair dut être séparée l’une de l’autre. Ayant enfin accès aux viscères, les deux bras plongèrent dans la plaie pour en retirer les tripes, qui furent jetées dans un seau posé à côté. Utilisant les techniques de chasse et de préparation du gibier qui ne lui étaient pas étrangères, les intestins rejoignirent les restes précédents, alors que le cœur et le foie étaient nettoyés et lâchés dans un second récipient. L’opération dura près d’une heure, avant que le corps fût totalement vidé, prêt au dépeçage.

Abandonnant le couteau pour une scie électrique aux pointes élimées, le silence qui régnait fut remplacé par le son grinçant de l’outil. Dès que les dents entamèrent la peau recouvrant les chevilles, une giclée de sang et de morceaux de chairs déchiquetées tacha la bâche de plastique. Une nouvelle crise de vomissement. Le pied fut séparé difficilement de la jambe et fut jeté dans une chaudière encore vide.

Poursuivant la corvée de dépeçage, le bruit agaçant de l’appareil électrique s’arrêta brusquement. La lame, coincée dans le tibia, empêchait d’en terminer la coupe. Après être sortie à nouveau, la scie fut remplacée par une tronçonneuse. Plus puissante que la précédente, elle résonnait avec force dans l’endroit clos, accompagné par le hurlement soudain des chiens. Elle déchirait maintenant facilement la peau flasque et continuant aisément son chemin à travers les os. Malgré les bâches de plastique qui couvraient une partie de la grange, du sang, des morceaux de chair et de la poussière d’os se répandait un peu partout. Le décor était macabre. Les animaux reniflaient les chaudières avant d’être sévèrement repoussés. S’éloignant piteusement, ils cherchaient au sol les fragments dont ils pouvaient se régaler.

Après trois heures du travail pénible de dépeçage, il ne restait plus qu’à détacher la tête du torse. Le tronc, séparé au niveau de la taille, s’égouttait sur un crochet de boucher. Incapable d’exécuter cette opération, la tronçonneuse dut s’y reprendre à cinq fois afin d’entamer la coupe funeste. Chacune des interruptions était suivie de haut-le-cœur souffrants.

Bien avant que les rayons du soleil ne percent les ténèbres de cette nuit affreuse, les morceaux du corps se retrouvèrent tous à bouillir dans les deux grands chaudrons industriels remplis d’eau et d’épices. Dans le dernier seau à quitter la grange, le visage du macchabée regardait son bourreau de ses yeux morts. Sur le comptoir de la cuisine, la mijoteuse était prête à recevoir la pièce de résistance. Dans un bouillon de bœuf relevé de deux feuilles de laurier et d’un oignon taillé grossièrement, la tête fut déposée. Les ronds de la cuisinière allumés réchauffaient tellement la maison que des fenêtres durent être ouvertes malgré la fraicheur de la nuit, dégageant une odeur de viande alléchante.

Des heures furent nécessaires pour retirer les bâches et nettoyer le sol et les murs. Les chiens aussi passèrent à tour de rôle sous le jet chaud de la douche. Plusieurs lavages se répétèrent pour chacun afin de faire disparaitre toutes les traces physiques des derniers événements.

Quand les portes de la grange s’écartèrent de nouveau, l’aube naissante laissait percevoir ses lumières à travers les brumes matinales de cette journée d’automne. Une ombre poussant une brouette s’évapora dans le brouillard, accompagné de son cortège canin. Seul le son de la roue grinçante brisait le silence. La pénombre fut rapidement remplacée par la grisaille. La pluie menaçait, mais la petite charrette continuait d’avancer avec détermination. À l’orée de la forêt, là où le verger se terminait, une tombe fut creusée. La pauvre bête y fut enterrée et une croix plantée. Après s’être recueillie sur son disparu, la procession s’enfonça dans les bois, transportant le seau rempli d’ossements et d’entrailles du macchabée. Jeté dans un trou anonyme parmi les arbres, rien n’en marquait l’emplacement. Plus d’un kilomètre distançait la dépouille de l’animal des vestiges du monstre qui l’avait tué.

Après plusieurs heures de sommeil bien mérité, la chair bouillie avait été séparée des os et amalgamée aux restes de gibier, résultat d’une chasse précédente. Alors que la nuit avait une nouvelle fois remplacé le jour, les effluves délicieux remplissaient la maison. Les chiens s’énervant devant la cuisinière, les premiers morceaux à sortir du hachoir furent déposés dans chacune de leurs gamelles. Vint ensuite la mise en conserve du mélange de viande humaine et de celle d’orignal. Dans la chambre froide du sous-sol, une centaine de boites s’alignaient maintenant, étiquetées « Pâté pour chien ».

Partie 1

Le bruit silencieux. Rien n’est plus angoissant qu’un son retentissant discrètement. Le grincement du parquet. Le souffle régulier du réfrigérateur. Le battement d’ailes d’une perdrix. Ces sons anodins qu’on entend que dans le silence. Ceux qui nous font délicieusement frémir. Ceux qui réveillent le romantisme de la petite peureuse, qui rêve de son courageux prince charmant. Nous vivons dans un monde où la réalité est bien pire que la fiction et où le bruit n’est pas qu’un son.

Chapitre 1

Julie Lamontagne

Dimanche 8 mai 2022

Le soleil se couchait rapidement sur la vieille gare de Prévost. À cette heure, le long bâtiment blanc était désert, ce qui lui conférait un aspect lugubre et austère. Les derniers rayons de cette chaude journée de mai disparaissaient derrière le toit de bardeaux noir, quand les roues étroites de la bicyclette de Julie Lamontagne crissèrent sur le gravier du stationnement.

Cette bicyclette, c’était le cadeau d’anniversaire que la jeune femme s’était offert pour ses 27 ans, quelques jours plus tôt. Elle avait dépensé plus de trois mille dollars pour acquérir ce bijou en alliage d’aluminium ultraléger.

— Tu trouves pas que c’t’un p’tit peu too much pour un vélo ? lui avait reproché sa petite amie.

Julie se fichait de l’avis des autres. Durant cette dernière année, elle avait économisé hebdomadairement une partie de son salaire pour se permettre cette folie et elle considérait qu’elle le méritait. Aujourd’hui, elle l’étrennait enfin pour la première fois.

Ce matin-là, aussitôt son petit déjeuner terminé, elle avait endossé ses nouvelles cuissardes et s’était discrètement éclipsée de la maison avant le réveil de sa conjointe. Son cadeau d’anniversaire attaché sur le support de la voiture, elle s’était rendue jusqu’à Prévost où elle devait retrouver une amie. Elle était arrivée avec une bonne demi-heure d’avance. Cela lui importait peu, elle préférait attendre ici, parmi les cyclistes de fin de semaine, plutôt que de rester chez elle et poursuivre la discussion qui avait commencé la veille avec sa copine. Chaque fête des Mères, depuis trois ans, c’était la même dispute. La mère de Judith refusait d’accepter leur relation et agissait comme si elles étaient de simples amies. Cette année, elle avait prévu le coup et s’était organisé une activité juste pour elle.

Sur les quatre-vingts kilomètres de la piste cyclable jusqu’à Tremblant, les deux femmes avaient retrouvé d’autres amies. L’après-midi s’était prolongé et Julie avait parcouru seule le trajet du retour.

Malgré sa tenue légère, l’air rafraichi de la soirée n’avait pas prise sur la chaleur que dégageait son corps. Depuis la gare de Val-Morin, vingt-cinq kilomètres plus tôt, Julie roulait sans s’être arrêtée. Elle avait bien tenté d’arriver avant que la pénombre s’installe, mais le temps lui avait manqué.

La sueur perlait sur elle et trempait ses vêtements qui lui collaient à la peau. Une fois sur place, il ne fallut pas longtemps avant que la brise lui provoque des frissons. Elle abandonna son vélo sous l’un des rares lampadaires qui éclairait l’endroit et se précipita vers la porte des toilettes.

— Merde ! s’exclama-t-elle en constatant qu’elle était verrouillée.

En redescendant les marches pour rattraper son sac et sa bicyclette, elle réalisa qu’elle était seule et isolée. Un coup d’œil vers un florissant buisson de rhododendrons tout près de l’escalier, lui offrait une alternative d’urgence à son envie d’uriner.

« J’espère seulement que ce n’est pas rempli d’araignées », priait-elle

Cette image s’insinuait sournoisement dans sa tête. En se trémoussant sur ses pieds, elle observait attentivement l’espace étroit entre les branchages et la rampe d’escalier. Un gigantesque réseau de fils, que tissent les araignées pour y piéger leurs proies, s’y trouvait, mais Julie ne pouvait plus se retenir. Finalement, elle s’accroupit près du buisson, tout en restant à distance respectueuse de la répugnante bête qu’elle devinait cachée dans l’interstice. Alors que la pression de sa vessie se soulageait lentement, son pied glissa sur une substance visqueuse. Elle se raccrocha in extremis à la rampe pour immédiatement retirer sa main, gardant le regard rivé sur la toile et son éventuelle propriétaire. Un chatouillement sur le bord de son bras la surprit et elle se releva brutalement en hurlant, renversant les dernières gouttes d’urine sur ses cuisses.

Si quelqu’un avait pu la voir à cet instant précis, il se serait drôlement amusé. Julie, à moitié cachée dans l’ombre, dansait sur ses pieds en se frappant tout le corps de ses deux mains, ses cuissardes encore descendues à ses chevilles. Cette situation ne dura pas plus d’une minute et personne n’était là pour l’observer, personne à sa connaissance. Elle ne sortit pas de la pénombre avant de s’être reculottée.

Soudain, une idée affreuse l’assaillit. Nerveusement, elle regarda le plafond du bâtiment ainsi que les lampadaires à la recherche d’une éventuelle caméra. C’est avec soulagement qu’elle n’en découvrit aucune. Baignée par le halo lumineux du réverbère, Julie prit quelques secondes pour calmer les battements de son cœur. Une légère brise sur sa peau moite lui occasionna de nouveaux frissons. Dans son sac à dos, elle attrapa le gros gilet en polar vert qu’elle y avait glissé le matin même. La chaleur du tissu contre son corps la réconforta et apaisa rapidement ses tremblements.

Toujours penchée sur son fourre-tout, Julie jeta un regard vers sa voiture. Elle se trouvait à l’extrémité du stationnement, là où aucune autre lumière que le faible halo de lune n’éclairait les lieux. L’idée d’affronter seule les ténèbres la rendait nerveuse. En replongeant dans son bagage, elle attrapa son téléphone portable qu’elle déposa sur le sol à côté d’elle. Poursuivant ses recherches, elle empoigna son trousseau de clés qu’elle glissa dans la poche de son polar. Son sac sur une épaule, son vélo sur l’autre et son cellulaire en guise de lampe-torche dans la main, Julie s’enfonça courageusement dans la pénombre.

Le moindre bruissement dans les arbres la faisait tressaillir. Son regard portait alternativement de chaque côté. Bien qu’elle ne distinguât rien d’inquiétant dans son périmètre visuel, sa nervosité s’accentuait néanmoins à chacun de ses pas. Un étrange crissement de gravier la freina soudainement. Sa respiration s’accéléra, de même que les battements de son cœur. Elle braqua le faisceau de sa lampe vers sa voiture, certaine d’apercevoir quelqu’un rôder autour d’elle, mais ne vit personne.

« Ce n’est qu’un petit animal ! », se serina-t-elle pour se rassurer.

Avançant d’un pas lent et silencieux, elle écoutait attentivement tous les sons étouffés qui l’entouraient. Un nouveau crissement retentit. Elle n’était plus qu’à quelques mètres de son automobile et pourtant elle s’arrêta une seconde fois. Certaine que le bruit s’approchait, elle s’accroupit, éclairant sous le véhicule. Elle espérait que la lumière ferait fuir un quelconque animal, mais ne vit ni n’entendit quoi que ce soit d’autre.

Figée sur place, Julie pensait à revenir en arrière. L’idée d’appeler quelqu’un à son aide la taraudait. Finalement, pour se donner du courage, elle inspira profondément et reprit bruyamment sa marche dans l’espoir d’éloigner les bêtes nocturnes. Elle n’avait pas avancé de plus de trois pas que son téléphone, qu’elle serrait avec force, vibra entre ses doigts. Presque immédiatement, la sonnerie retentit haut et fort. Surprise, Julie échappa l’appareil qui s’écrasa platement sur le sol. Elle vit apparaitre la photo souriante de Judith, qui s’affichait à l’écran. En se penchant pour le récupérer, son sac glissa de son épaule. Elle le laissa choir et s’empressa de rattraper son portable.

— Enfin ! Ça fait des heures qu’j’essaie d’t’appeler !

Dans les paroles de Judith, un mélange de colère et d’inquiétude perçait. Pour Julie, cette voix lui apportait du réconfort. Elle se sentait soudain moins seule et isolée.

— Excuse-moi ! Je viens d’arriver à Prévost ! Mon téléphone était dans mon sac, je ne l’ai pas entendu. Je devrais être à la maison dans une trentaine de minutes.

Julie glissa l’appareil entre son oreille et son épaule et attrapa son fourre-tout resté par terre. Elle devinait le soupir de soulagement de son amie à travers l’écouteur.

— Alors, t’es pas fâché contr’moé ? s’enquit la pauvre Judith qui s’était fait du mauvais sang toute la journée.

— Mais non, voyons ! Je sais à quel point c’est compliqué avec ta mère. Ce n’est pas de ta faute si elle n’accepte pas notre relation.

— J’croyais qu’t’avais décidé de m’quitter ! Qu’c’était à cause de ça qu’tu prenais pas mes appels !

— Arrête de t’inquiéter ! Tu l’sais que je t’aime !

— Moé’si j’t’aime.

Julie entend le reniflement discret de son amie à l’autre bout du téléphone, qui poursuit comme si tout était normal.

— Okay ! J’vais t’préparer un bon saumon, comme t’adores.

— Non, attends !

La nervosité de Julie transpirait dans sa voix et Judith s’inquiéta immédiatement.

— Reste en ligne avec moi, s’il te plait ! implora Julie.

— Qu’est-ce qui s’passe ?

Julie se sentait un peu honteuse d’avouer sa crainte du noir, mais les bruits nocturnes l’effrayaient maintenant plus que sa gêne.

— Je suis toute seule et j’ai peur !

— D’quoi t’as peur ? T’as été suivi ?

— Euh, non ! C’est que ma voiture est isolée dans un coin sombre.

Elle entendit le rire moqueur, mais rassurant de Judith éclater.

— Allez, peureuse ! T’inquiètes, j’suis avec toé.

Bien que vexée, Julie restait en ligne en atteignant enfin son véhicule. Elle appuya sur le mains libres de son téléphone et laissa choir son sac et son vélo par terre. Au fond de sa poche, elle glissa ses doigts sur sa clé de voiture, activant le déverrouillage des portières. Le cellulaire déposé en évidence sur le coffre arrière libérait les mouvements de la jeune femme. Elle entendait Judith lui raconter la journée qu’elle avait passée avec sa mère. S’apprêtant à ramasser sa bicyclette, un nouveau bruit de pas tout près la fit sursauter. Tout à coup, la voix de son amoureuse ne lui parvenait qu’à travers un voile brumeux. Elle n’avait plus aucun doute, c’était de l’autre côté du véhicule. Regardant nerveusement autour de la voiture, Julie ne voyait toujours personne.

— Qui est-là ? cria-t-elle.

Elle n’obtient aucune réponse. Elle était convaincue qu’il y avait quelque chose de tapi là, tout près d’elle. Elle était terrifiée. Elle attrapa les clés dans sa poche et se précipita vers la portière du conducteur. Elle ne pensait plus à son magnifique vélo qui trainait derrière les roues du véhicule non plus qu’à son sac de voyage. Tout ce qu’elle voulait, c’était se cacher dans l’abri protecteur de l’automobile.

Stoppée net dans son élan par l’apparition d’une énorme silhouette noire qui bondit devant elle, son pied glissa sur le gravier et elle s’effondra sur le sol, à moitié sous la voiture. Tout ce qu’elle eut le temps de voir, c’était le blanc des yeux de la bête et les redoutables canines dénudées par ses babines retroussées. Un hurlement de terreur déchira le silence de la nuit. Roulée en boule, la tête enfouie entre ses bras, Julie n’entendait pas la voix de Judith crier son nom. Elle devinait que l’animal reniflait son pied. Se glissant nerveusement sous la voiture, elle sentit la gueule arracher son espadrille. Elle marmonnait une prière pour ne pas mourir aujourd’hui. Sur sa peau, elle ressentait les milliers de morsures du gravier. Malgré cela, sa seule préoccupation restait figée sur le loup qui s’apprêtait à la dévorer. Alors que la bête mâchonnait bruyamment sa chaussure, d’irrépressibles tremblements saisissaient Julie. Les grognements effrayants la poussèrent à se rouler en position fœtale juste avant de perdre conscience. Le dernier son que crut entendre Julie fut un long sifflement.

Dans la demi-heure qui suivit, les policiers durent tirer doucement la jeune femme de sa cachette. En état de choc, elle fut transportée à l’hôpital de Saint-Jérôme où Judith la retrouva, toujours prostrée dans la même position.

Chapitre 2

Attaque d’animal sauvage

Lundi 9 mai 2022

S’étant réveillée avec une affreuse migraine, Joëlle avala deux comprimés de Tylenol qu’elle fit passer avec le peu de salive que contenait sa bouche sèche. Elle ne se sentait pas en état d’aller travailler, mais ce serait encore pire de rester toute la journée enfermée seule à la maison avec son mal à l’âme.

« J’ai besoin d’un café », pensa-t-elle.

Après avoir repoussé le drap de coton fin, Joëlle déposa ses pieds nus sur le plancher de bois vernis. S’asseyant en s’étirant sur le bord du lit, la quarantenaire tentait d’effacer les effets brumeux de sa courte nuit. En se levant, elle attrapa la bouteille de comprimé et le verre contenant un restant de rhum brun qui trainait au fond. Elle le regarda avec dédain. C’était la cause de son mal de tête et, comme chaque fois, elle regrettait d’avoir succombé à l’appel de l’alcool. En marchant vers la cuisine, elle vit la photo de son fils qui trônait dans son cadre en bois, sur la petite commode d’appoint en demi-lune. Elle s’arrêta un instant pour le fixer, avant de le renverser la face contre la table.

« Il serait peut-être préférable de le faire disparaitre ! », se sermonna-t-elle en avalant le rhum qu’elle avait à la main.

Le liquide chaud lui brulait la gorge, accompagnant parfaitement ses yeux boursoufflés de la nuit dernière. Joëlle secoua la tête en redressant le portrait. Elle déposa le verre au fond de l’évier et les comprimés sur le comptoir. Après avoir poussé un profond bâillement, elle observa le percolateur comme s’il était son ennemi. La veille, elle avait négligé de le programmer pour ce matin, il ne restait donc que le vieux restant de café froid dans le silex.

Joëlle Côté était détective à la SQ depuis bientôt cinq ans. Elle avait commencé sa nouvelle carrière au poste de Tremblant, où elle avait été patrouilleuse pendant une vingtaine d’années. Après avoir réussi son examen d’enquêtrice, elle avait été transférée à Prévost afin de s’approcher un peu plus de Montréal, où vivait son fils. L’espoir de voir leur situation s’améliorer avait rapidement été anéanti.

La sonnerie du téléphone vint perturber le cours de ses pensées. L’image d’Étienne Tremblay, son coéquipier, lui présentant un doigt d’honneur, apparaissait à l’écran.

— Qu’est-ce que tu veux ? répondit-elle sèchement.

— Woh ! T’es mal luné ce matin ! entendit-elle à travers le récepteur.

Étienne était habitué aux sautes d’humeur de sa collègue. Il savait aussi à quoi celle-ci était due. Il faisait équipe avec Joëlle depuis bientôt quatre ans et, bien qu’elle n’aimait pas s’épancher sur ses malheurs, elle était beaucoup plus loquace quand elle était ivre. La fête des Mères était chaque année une de ses occasions de s’enivrer.

— Va chier ! Je viens tout juste de me réveiller !

Sans tenir compte de ses insultes, Étienne poursuivit.

— Je passe te prendre, on a une affaire.

— Refile-là à quelqu’un d’autre. J’ai même pas eu le temps d’avaler mon premier café !

Loin d’être rebuté par sa piètre excuse, il insista.

— Saute sous la douche, allez go ! Si tu n’es pas prête quand j’arrive, c’est moi qui vais t’y pousser de force.

— T’es un emmerdeur, lui cria Joëlle avant de raccrocher.

Étienne sourit. Il la connaissait par cœur et savait qu’elle ne le ferait pas attendre. Dans la voiture, il fit un petit détour pour s’arrêter au Tim Horton près de chez sa coéquipière et y récupérer deux cafés. Quand elle lui ouvrit, il lui tendit le gobelet fumant.

— Hum, t’es le meilleur ! le remercia-t-elle en avalant une gorgée du liquide encore brulant.

— J’ai deviné que tu n’en avais plus, vu ton humeur exécrable.

Sur le porche, Étienne observait la charmante grimace de sa partenaire. Joëlle avait atteint la fin de la quarantaine, mais ne les paraissait pas. Loin des stéréotypes de beauté actuels, elle portait élégamment sa silhouette légèrement enrobée. Les traits de son visage étaient arrondis et ses grands yeux d’un brun sombre cernés de longs cils épais étaient pleins de mystères. Ses cheveux courts, encore humides, lui tombaient négligemment sur le front, lui donnant un petit air espiègle.

— Qu’est-ce que tu glandes ? s’impatienta Joëlle en poussant Étienne de la main.

Il la laissa passer devant lui, admirant sa démarche altière. Joëlle avait un style bien à elle. Elle s’entêtait toujours à porter des jeans à la mode avec son éternel chemisier blanc ou noir, selon son humeur. Ce matin, il était noir et par-dessus, un veston terminait sa tenue. Aucun bijou ou autre accessoire ne dérangeaient son immuable costume de travail. Même ses bottillons de suède à talonnette ne la quittaient pas de toute l’année. Il sourit. Chaque jour, il souriait dès qu’il la voyait.

Sur le trajet, Étienne lui relata ce qu’il savait de l’affaire.

— Près du chemin de la rivière, à Piedmont, en bordure du P’tit Train du Nord, un groupe de randonneurs ont découvert le corps d’un homme.

— Pourquoi c’est nous qu’on envoie ? s’étonna Joëlle. C’est un cas pour les crimes contre la personne !

— C’est une attaque d’animal sauvage, lui expliqua Étienne. Il y a plusieurs marques de morsures. En tout cas, c’est ce que les agents qui sont intervenus les premiers m’ont raconté.

— Quelle poisse ! soupira Joëlle. On va devoir partir à la chasse !

* * *

En arrivant sur le lieu du drame, Joëlle et Étienne découvrirent la victime gisant face contre terre. Sa position parlait pour lui. Le bras gauche était levé devant lui, tenant fermement une poignée de terre dans sa main. L’autre était à demi replié près de son corps avec les doigts profondément enfoncés dans l’herbe. Cette scène démontrait la terreur que l’homme avait ressentie en essayant de rejoindre la piste cyclable. Sa peau noire, couverte de saleté, avait pris une teinte cireuse. Il faisait peur à voir. Son visage, à moitié visible, était plein de sang, de même que ses vêtements. Il était impossible de détecter toutes les morsures qui lui avaient été infligées sous l’épaisse couche de crasse qui le recouvrait, mais les deux enquêteurs pouvaient aisément s’imaginer qu’elles étaient nombreuses.

— Il doit facilement mesurer un mètre quatre-vingt-dix et peser dans les cent vingt kilos, estima Étienne.

— Quel genre d’animal peut l’avoir mis dans cet état ? Un ours ?

Joëlle s’accroupit près du macchabée. Elle espérait détailler certaines de ses blessures et elle ne fut pas déçue. En portant son regard sur le côté visible du visage, elle put remarquer que des morceaux de chairs étaient partiellement arrachés, laissant des marques évidentes. Une technicienne de la scientifique s’approcha des enquêteurs.

— Aussitôt que vous aurez terminé, nous allons apporter la dépouille au légiste, les avertit-elle.

Pendant que Joëlle continuait d’examiner la victime, Étienne observait le terrain alentour.

— On dirait qu’il essayait de rejoindre le sentier ! constata Étienne. Est-ce que vous savez où l’attaque a eu lieu ?

La jeune femme baissa timidement les paupières en répondant.

— Les preuves que nous avons prises démontrent qu’il a été attaqué sur le passage piétonnier et que l’animal entrainait le corps dans les bois.

L’enquêteur examinait la trainée de sang qui disparaissait dans le sous-bois.

— Cette bête devait être puissante ! Est-ce que je peux y aller ? lui demanda-t-il.

La technicienne opina de la tête en signe d’assentiment avant d’ajouter :

— On a déjà toutes les photos et les moulages des empreintes au sol qui ont tous été relevés.

Étienne la remercia avant de s’enfoncer plus profondément parmi les arbres et les arbustes. Il suivait la trace du sang.

Joëlle avait les yeux rivés sur la jolie employée du département de la scientifique, qui elle, gardait les siens fixés sur Étienne. S’amusant du vif intérêt de la jeune femme face à son coéquipier, elle ne pouvait que compatir avec elle. Étienne était un homme de belle apparence qui prenait soin de lui. Contrairement à elle-même, il ne portait des jeans que hors du travail. Même lors des chaudes journées d’été, il arborait ses éternelles cravates bariolées. Par contre, ses costumes étaient toujours confectionnés dans des tissus de qualités à la coupe parfaite. Joëlle le soupçonnait d’y dépenser une grande partie de son salaire. Malgré ses tenues recherchées et son abondante chevelure soigneusement coiffée, c’était ses yeux qui frappaient les gens. Ils possédaient l’étrange couleur de l’ambre et, particulièrement lorsqu’il était bronzé, on ne pouvait en détourner le regard. Étienne connaissait l’effet qu’il faisait sur les femmes et l’utilisait sans vergogne. Depuis qu’elle travaillait avec lui, Joëlle lui comptait d’innombrables conquêtes.

La jeune technicienne, gênée d’avoir été remarquée par l’enquêtrice, baissa les paupières et reporta son attention sur son travail en rougissant. Elle aussi était jolie et Joëlle ne comprenait pas pourquoi son coéquipier ne lui portait aucun intérêt.

— Vous êtes certaine que c’est la bête qui l’a déplacé et non la victime qui aurait tenté de fuir ?

La voix d’Étienne ramena les deux femmes dans l’instant présent. L’employé de la scientifique se redressa et, sans oser regarder en direction d’Étienne, elle mit en lumière l’absence d’empreinte de pas.

— Selon nos observations, le corps a été trainé par l’animal. Les traces au sol démontrent que l’homme se serait faiblement débattu sur quelques mètres, mais après cela plus rien.

— Plus rien ? Vous voulez dire qu’il est mort, c’est ça ? demanda Joëlle.

La technicienne n’avait pas l’habitude qu’on l’interroge. Son travail se résumait à collecter des données pour son patron, mais en son absence, les détectives se retournaient vers elle.

— Je ne suis pas coroner, mais je suis convaincue qu’il ne l’était pas lorsque l’animal l’a abandonné.

Elle se redressa pour s’approcher du mort et de Joëlle. À l’aide du bout de son crayon, elle pointa l’épaule gauche du macchabée.

— Je crois que c’est ici que la bête a planté ses crocs pour entrainer le corps. Les déchirures y sont larges et très profondes. La douleur a dû causer une perte de connaissance à la victime.

— Quel genre d’animal attaquerait l’homme de cette manière ?

— Nous avons examiné de multiples empreintes de pattes. Les seules susceptibles d’appartenir aux agresseurs sont de formes ovales, symétriques et à quatre doigts sertis de griffes, ce qui s’apparente à celles de la famille des canidés.

— Vous dites que ce sont des chiens qui l’auraient mis dans cet état ! réagit Étienne.

— Loup, chien, coyote, c’est encore trop tôt pour se prononcer, précisa-t-elle. Bien que nous n’en soyons qu’à la collecte de données, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une meute, mais plutôt d’un petit groupe d’individus, peut-être même d’un seul !

Cette fois, Étienne réagit fortement.

— Vous pensez que ce carnage ne serait le fait que d’une unique bête ?

— Bien entendu, je… je ne peux pas le confirmer, bredouilla-t-elle, mais c’est mon impression. Si j’ai raison, la… l’animal doit être assez fort pour avoir trainé le… le corps sur plusieurs mètres.

Les deux enquêteurs se regardèrent avec effarement. Si la technicienne était dans le vrai, cette bête devait rapidement être localisée, avant qu’une nouvelle attaque soit signalée.

— Avez-vous une idée de ce qui l’aurait poussé à ramener sa proie vers la piste cyclable ?

— Non… c’est la victime qui a rampé pour revenir, probablement pour trouver de l’aide !

— Vous avez raison, il n’était pas mort quand il a été abandonné.

La jeune femme se tourna vers lui en rougissant.

— Ses… ses blessures sont… assez profondes, mais je ne suis pas légiste.

— Rapidement, quel est votre avis ? insista Étienne en arborant son expression la plus charmeuse.

Joëlle retint difficilement son envie de rire. Son coéquipier ne se rendait vraisemblablement pas compte de l’effet qu’il provoquait chez elle. Il n’avait pas besoin d’utiliser son sourire enjôleur qu’il octroyait à ses interlocuteurs quand il voulait obtenir quelque chose d’eux.

— Je… je dirais qu’il… il est mort au bout de son sang !

Joëlle la remercia et s’adressa à Étienne.

— On va laisser la scientifique terminer son travail. On doit trouver les proches de la victime pour qu’il puisse être identifié, lança-t-elle en brandissant le porte-monnaie qu’elle venait de récupérer dans le sac des pièces à conviction.

Étienne la rejoignit. En passant à côté de la technicienne, il lui tapota l’épaule en la remerciant. Surprise, la pauvre perdit l’équilibre précaire qu’elle maintenait en restant accroupie sur ses talons et tomba inélégamment à plat sur les fesses. L’enquêteur ne le remarqua pas. Il était déjà retourné sur le sentier où l’attendait Joëlle.

— La victime s’appelle Adler Augustin et réside au 1166 rue Cousineau à Prévost, expliqua Joëlle en exhibant le permis de conduire qu’elle avait à la main.

— Il n’avait pas quarante ans, ajouta Étienne en lisant la date de naissance inscrite sur le document. Il n’a vraiment pas eu de chance !

Joëlle lui lança un regard de travers. Étienne était à peine plus âgé que lui, il était désagréable de penser perdre la vie de manière aussi brutale. Poursuivant l’inspection du porte-monnaie, elle en ressortit une photographie où apparaissait une belle femme souriante à la peau foncée. Elle tenait un petit garçon dans les bras et un second qui se trouvait debout devant elle. Elle imaginait le deuil auquel devrait faire face cette jeune famille autrefois heureuse. Elle remit la photo à sa place avec précaution avant de rejoindre Étienne qui interrogeait déjà les quatre promeneuses qui avaient découvert le corps.

Alors qu’ils retournaient vers la route, une voiture de patrouille s’arrêta près d’eux. L’agent Davidson les héla en sortant de son véhicule. Joëlle reconnaissait le patrouilleur qui était entré au poste de Prévost quelques jours après elle.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Étienne.

— J’ai des infos à vous transmettre avant de rentrer.

Il leur parla de l’appel survenu la veille au soir.

— Quand on est arrivé sur place, la femme était en état de choc. J’ai dû glisser sous la voiture pour réussir à l’en faire sortir.

— Est-ce que la victime était grièvement blessée ? le questionna Joëlle.

— Non, elle ne portait aucune trace de morsures ou de griffures, seulement des écorchures dues au gravier ! L’animal serait reparti avec l’une de ses chaussures.

Joëlle nota les informations sur son calepin.

— Est-ce qu’elle est toujours à l’hôpital ? l’interrogea Étienne.

— Je n’en sais rien ! Vous voulez que je m’informe ?

— Non merci, intervint l’enquêteur. On va s’en occuper.

Joëlle attendit que l’agent Davidson soit remonté dans son véhicule avant de s’adresser à son coéquipier.

— Est-ce que tu penses la même chose que moi ? lui demanda-t-elle.

— Ça dépend ! À quoi penses-tu ?

Joëlle lui flanqua un coup de poing sur l’épaule.

— Bien sûr que oui, moi aussi je crois qu’il peut s’agir du même animal, admit-il.

— Tu veux qu’on aille l’interroger ?

Étienne était déjà en ligne avec la réceptionniste de l’hôpital de Saint-Jérôme. Il leva l’index pour lui signifier d’attendre. En moins de dix minutes, il avait eu confirmation de la présence de la victime dans l’institution ainsi que le numéro de sa chambre.

— On va rencontrer les proches de notre macchabée avant, annonça-t-il en glissant la clé dans l’allumage. On ira interroger la femme immédiatement après.

oëlle aurait préféré éviter cette tâche difficile. La réaction de la famille était un moment pénible et elle l’effectuait toujours avec beaucoup d’appréhension. Elle ne possédait pas l’empathie d’Étienne dans ces cas-là.

Chapitre 3

Déposition

Étienne stationna sa Jetta derrière la Honda Civic qui parquait dans l’entrée. L’industrie automobile était un sujet de discussion animée entre les deux coéquipiers. Étienne privilégiait la fiabilité des véhicules étrangers alors que Joëlle encourageait la robustesse des voitures américaines. L’enquêtrice préférait la solidité de sa Challenger à l’apparence plus fragile de l’allemande de son collègue. Une fois que le moteur fut coupé, Joëlle ramena ses pensées à des préoccupations plus professionnelles.

— Es-tu certain de vouloir que je t’accompagne ? Je devrais peut-être me rendre à l’hôpital pour interroger la victime de l’attaque !

Joëlle lui lançait son grand regard de biche, mais Étienne ne se laissa pas attendrir.

— Ce n’est pas plus amusant pour moi que pour toi, rétorqua-t-il, un peu fâché.

Prenant une inspiration profonde, Joëlle ouvrit sa portière. Elle aurait volontiers avalé quelques verres d’alcool pour se faciliter la tâche, mais ce n’était pas un comportement éthique pour un policier. Pourtant, si les gens réalisaient à quel point c’était éprouvant d’annoncer le décès d’un mari, d’un père ou encore pire d’un enfant, ils jugeraient moins durement ce petit écart.

Les deux enquêteurs reconnurent aussitôt la femme de la photo dans les traits tirés de celle qui leur ouvrait la porte. Ses yeux rougis s’écarquillèrent en découvrant l’identité des visiteurs. Un cri sourd franchit le seuil de ses lèvres avant qu’elle perde conscience.

Joëlle se précipita vers les deux garçons qu’elle entraina dans leur chambre, pendant qu’Étienne s’occupait de leur mère. Installés devant un film d’animation, elle ne laissa les deux petits qu’une fois certaine qu’ils ne sortiraient pas. Elle retrouva son partenaire assis au côté de l’épouse dévastée.

— Pourrais-tu nous apporter un grand verre d’eau ? lui demanda-t-il en la voyant apparaitre au salon.

Joëlle s’exécuta. Étienne resta près de la jeune mère jusqu’à ce que ses parents se présentent à la porte.

Son coéquipier était d’une patience indéfectible avec les familles endeuillées. Il faisait preuve de beaucoup de compassion et s’adressait à eux de manière rassurante alors qu’elle-même n’arrivait pas à trouver les mots appropriés. Cela faisait partie de leur nature commune. Étienne, près de ses émotions, portait une oreille attentive auprès de tout le monde, tant les étrangers que ses amis et collègues. Joëlle, plus cérébrale, cherchait toujours une solution, même pour les situations qui n’en demandaient aucune. Elle fuyait systématiquement tout ce qui pouvait lui rappeler sa propre douleur.

Après avoir passé plus d’une heure avec la jeune veuve, les seules informations qu’ils parvinrent à collecter ne firent que renforcer leur conviction sur l’hypothèse de l’attaque.

— Tu veux qu’on arrête déjeuner, s’enquit Étienne après avoir quitté le domicile de la victime.

Il connaissait assez sa coéquipière pour savoir qu’elle avait besoin de s’isoler. Dans l’exiguïté de la voiture, c’était difficile de dissimuler les émotions qui l’assaillaient. Il avait vu son teint blêmir quand les enfants étaient sortis de leur chambre. Durant un moment, il avait craint qu’elle s’effondre en même temps que la mère.

— Comment peux-tu penser à manger dans un moment pareil ?

Étienne lui lança un sourire en coin.

— C’est un besoin de base auquel on doit répondre quotidiennement.

Bien que l’heure du lunch fût largement passée, Joëlle insista pour se rendre au centre hospitalier de Saint-Jérôme au préalable. Elle était curieuse de découvrir si les deux attaques avaient pu être perpétrées par le même animal.

* * *

Ils trouvèrent Julie Lamontagne assise sur le lit de sa chambre d’hôpital. Des pansements recouvraient la totalité de ses jambes. Son médecin traitant avait expliqué aux enquêteurs que la victime était couverte d’écorchures plus ou moins profondes, toutes dues au gravier. Les plaies, dans lesquelles on avait retiré la poussière de roche et les minuscules cailloux, avaient été nettoyées et pansées. Judith Létourneau, sa conjointe, était à ses côtés et lui tenait la main. La jeune femme était beaucoup plus calme que son amie quand vint le temps de relater une nouvelle fois les faits. Joëlle mettait cela sur le dos du cocktail de pilules que les médecins lui avaient fait avaler.

— Elle a d’jà toute raconté aux agents, à matin, se fâcha Judith. Elle a pas besoin de r’vivre c’t’instant là !

Julie lui lança un regard tendre.

— Ça va ! Ils ne font que leur travail.

Elle tourna aussitôt ses grands yeux tristes vers Joëlle.

— Avez-vous retrouvé le loup qui m’a attaqué ? Je dois retourner chercher ma voiture et très franchement, ça me rend un peu anxieuse.

Judith lui passa un bras autour des épaules pour la rassurer.

— Mes parents l’ont ramené à maison. On a pas b’soin d’y remettre les pieds, lui promit-elle.

— Êtes-vous certain qu’il s’agissait bien d’un loup ? lui demanda de préciser Joëlle.

Julie ferma les yeux. Elle essayait de se remémorer le peu qu’elle avait remarqué de l’animal. Elle n’avait pas eu le temps d’apercevoir grand-chose, mais son esprit avait immédiatement relié la bête à ce prédateur de grande taille.

— Je ne pourrais pas dire précisément pourquoi, mais c’est ce qui m’a paru évident. S’agissait-il d’autre chose ?

D’un coup d’œil rapide, Joëlle espérait qu’Étienne reprendrait la direction de l’interrogatoire. Elle ne possédait pas l’art de la diplomatie de son collègue pour détourner habilement la conversation.

— Nous vous posons la question pour confirmer votre précédente déposition. C’est la procédure, lui expliqua Étienne. Parfois, sur le coup de l’émotion, certains éléments peuvent vous avoir échappé.

Judith écarquilla les yeux. Elle réalisait soudain que l’événement prenait beaucoup d’ampleur. Son amie n’avait finalement eu qu’une grosse frayeur ! Rien de tout cela ne justifiait la présence de deux enquêteurs.

— L’homme qu’est mort, celui qu’y parlent aux nouvelles, c’est l’même animal ! s’écria-t-elle.

Personne ne répondit. Étienne et Joëlle se contentèrent de se lancer un regard découragé. Il était évident que l’information se propagerait rapidement. Le service de communication n’avait pas vraiment le choix d’appeler la population à la prudence, mais ça rendait aussi leur travail plus compliqué.

— Est-ce que c’est vrai ? insista Julie, dont les yeux s’étaient embués de larmes.

— Nous n’en savons pas encore assez pour vous répondre, lui dit Joëlle.

Julie se laissa tomber sur le lit. Elle se roula en boule, enserrant ses bras autour de ses épaules. Secouée des spasmes nerveux, elle ne pouvait s’empêcher de penser que ça aurait pu être elle ! Elle aurait pu mourir !

— Non, c’pas possible ! s’indigna Judith. Ça peut pas être l’même animal !

S’asseyant à ses côtés, elle enlaça sa conjointe d’un geste protecteur. Elle l’enlaçait tellement fort contre elle que les tremblements commencèrent à diminuer. Il était évident pour Joëlle qu’elle n’obtiendrait pas plus d’informations de la jeune femme. Elle déposa sa carte professionnelle sur le meuble de chevet et signifia à Étienne de laisser le couple entre elles.

* * *

Les deux enquêteurs ne s’étaient pas dit un mot avant de s’être retrouvés dans l’intimité de la voiture. Joëlle ressassait dans sa tête les maigres informations qu’ils avaient recueillies, mais en réalité, Julie Lamontagne était incapable de leur fournir une description précise de l’animal.

— Qu’est-ce que t’en penses ? demanda-t-elle enfin.

— Pas grand-chose, répondit Étienne. Ça pourrait être la même bête, mais pourquoi s’être acharné sur la seconde victime alors que la première n’a subi aucune blessure ?

— Elle lui a quand même arraché une chaussure !

Étienne lui lança un regard découragé.

— On va devoir attendre les résultats de l’autopsie avant de pouvoir déterminer plus précisément de quel animal il s’agit. J’espérais beaucoup plus de cette rencontre.

* * *

Ils arrivèrent au poste avec chacun un sac de papier brun contenant leur déjeuner. Celui d’Étienne cachait le sempiternel sandwich œuf-bacon qu’il avalait quotidiennement depuis que Joëlle le connaissait. Attrapant son téléphone pour rejoindre la protection de la faune, il déballait son lunch. Joëlle s’installa à son propre bureau et étala son panini au thon qu’elle accompagna du plat de crudités qu’elle avait laissé dans le premier tiroir. Elle commença à rédiger le rapport d’incident, quand Alexis Beaulieu s’appropria la chaise devant elle.

— T’as enfin une affaire sérieuse, lui lança-t-il avec un sourire narquois à la commissure des lèvres.

Joëlle releva les yeux vers lui, étonné de le voir assis là. Alexis Beaulieu était un collègue avec lequel elle ne s’entendait pas. Elle le connaissait depuis plusieurs années, par le biais de son ancien conjoint, mais elle n’avait jamais travaillé directement avec lui. Depuis son arrivée au poste, Joëlle était son souffre-douleur.

— Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda-t-elle le plus poliment possible.

— Absolument rien, lui rétorqua-t-il. Je souhaitais seulement t’offrir mon aide ! J’ai des années d’expérience, tu le sais !

Joëlle échappa un soupir exaspéré. Depuis le début de cette année, Alexis Beaulieu ne ratait pas une occasion de la relancer. Auparavant, il se contentait de lui envoyer des piques et disparaissait, mais dernièrement, quelque chose avait changé chez lui.

— Je m’en souviendrai, répondit-elle avant de reporter son attention sur son travail.

Quand enfin il fut parti, elle ne put s’empêcher de faire remarquer ce changement à son coéquipier.

— Qu’est-ce qui se passe avec Beaulieu ? On dirait qu’il se cherche des amis !

Étienne observa autour de lui avant se pencher discrètement sur son bureau.

— Sa femme l’a quitté durant les fêtes de fin d’années, lui expliqua-t-il. Il ne l’a pas vu venir et j’ai l’impression qu’il essaie de changer.

Joëlle avait presque de la peine pour lui, mais sa mémoire n’était pas prête à oublier aussi facilement à quel point il lui avait rendu la vie difficile au cours des dernières années. Les blagues salaces, les fausses rumeurs, les nombreuses indiscrétions et même parfois des sous-entendus douteux la maintenaient sur ses gardes. Elle avait toujours caché à quel point elle en était affectée, mais elle n’en restait pas moins blessée profondément.

— Je crois qu’il est en thérapie ! C’est ce qui se dit, ajouta-t-il.

— Chassez le naturel et il revient au galop, échappa-t-elle avec un rire méchant.

Étienne ne releva pas le commentaire. Joëlle n’était pas une mauvaise personne et il comprenait son ressentiment contre Alexis Beaulieu. L’enquêteur l’avait bien cherché. Étienne ne savait toujours pas pourquoi il s’entêtait à être sur le cas de Joëlle. Il avait déjà interrogé sa collègue sur le sujet, mais comme à son habitude, Joëlle s’était montrée évasive.

— Bah, c’est un imbécile, voilà tout ! s’était-elle contentée de répondre.