
ONI : Huis Clos
Prologue
C’était une magnifique matinée ensoleillée. Après trois journées entières de pluie incessante, les chauds rayons du soleil essuyaient les dernières gouttes qui résistaient encore. Pas un seul nuage ne venait menacer la quiétude des habitants de la campagne. Les oiseaux gazouillaient joyeusement. Les petits rongeurs étaient sortis de leurs terriers pour se rouler dans l’herbe sèche. On entendait la vie s’ébattre gaiement en cette fin de saison estivale. Même les humains, trouvant la situation de bon augure, avaient tous mis le nez dehors.
Dans la campagne virginienne, que la pandémie n’avait pas encore atteinte, on avait momentanément oublié les malheurs qui frappaient la Terre. Les enfants couraient à travers les champs pendant que leurs parents s’adonnaient tranquillement au jardinage, à l’entretien de leur voiture ou à toute autre occupation qui s’effectuait en extérieur.
Emeralde Gleeson marchait lentement sur le bord de la route. Le crissement du gravier sous ses semelles se mêlait à la cacophonie de l’activité humaine et animale. Ces sons la rassuraient. Elle y voyait un présage de jours meilleurs. Elle souriait bêtement, le regard fixé sur la beauté de la voûte azurée. Un faucon planait, seule tache sur le fond bleu du ciel. Elle l’observait avec fascination, s’attendant à tout moment de le voir plonger sur une proie.
Son regard fut attiré par une autre tache sombre, qui s’élevait haut dans le ciel, au sud de sa position. Elle imaginait déjà une envolée de canards qui approchait, mais il était beaucoup trop tôt dans la saison pour un tel spectacle. Personne, à part elle, n’y avait porté attention avant qu’elle soit assez basse pour provoquer une ombre considérable sur les terrains environnants. Un silence ahurissant accompagnait l’objet volant. Emeralde eut soudain l’impression d’être devenue sourde. Les oiseaux s’étaient tous tus en même temps. Les bruits mécaniques, qui s’élevaient auparavant autour d’elle, s’étaient éteints au même moment. Cela ne dura pas plus de cinq longues secondes. Dès que l’étrange objet à la forme cylindrique s’éloigna, maintenant une vitesse constante, les bruits reprirent normalement. Toutes les têtes étaient maintenant dirigées vers le nord, là où il avait disparu, loin au-dessus des immenses forêts.
Emeralde était incapable de détourner son regard du ciel. Elle savait ce qu’elle venait de voir et pourtant, elle n’arrivait quand même pas à y croire. Elle entendit qu’on l’interpelait.
Vous avez vu ça ? lui demanda l’un des voisins.
Elle se contenta de hocher la tête, l’air hébété. Bien sûr qu’elle avait vu ! C’était beaucoup trop gros pour être passé inaperçu.
Ils en parlent à la radio ! cria une femme, de l’autre côté de la rue.
Plusieurs voisins s’approchèrent pour entendre ce qu’on disait de cette apparition. La voix tonitruante de l’annonceur résonnait dans les haut-parleurs de mauvaise qualité.
« Il s’agit d’une fusée expérimentale, lancée dans la journée à Cap Canaveral. Le projectile aurait dévié de sa trajectoire, pour aller s’écraser dans une forêt du sud du Vermont. »
Des exclamations s’élevèrent bruyamment autour de la radio, couvrant la voix de l’animateur. Si les avis étaient partagés, Emeralde était soulagée d’entendre une explication logique à cette apparition.
* * *
Autour de la Green Mountain National Forest , plusieurs contingents militaires avaient été déployés. Ils avaient reçu des ordres provenant des plus hautes instances, pour empêcher quiconque de pénétrer dans le périmètre. Les habitants à proximité regardaient passer les nombreux convois de l’armée américaine à travers leurs fenêtres. Les plus téméraires d’entre eux s’aventuraient jusque dans la rue, observant le cortège installer les tentes et les barrages.
Il ne fallut pas longtemps avant qu’arrivent des voyeurs venant des États environnants. Ils montaient leurs campements à proximité des installations militaires, surveillant les événements. Quelques aventuriers tentèrent de passer à travers les mailles des autorités en empruntant les sous-bois. Ils étaient rapidement rattrapés et mis aux arrêts. Malgré tout, trois braconniers, qui connaissaient parfaitement la région, réussirent à pénétrer les bois sans être détectés. Plus le temps passait et plus les curieux étaient nombreux. L’étrange apparition avait pris le dessus sur les mesures de sécurité sanitaires mises en place depuis plusieurs mois déjà.
Cela prit presque deux heures entières avant qu’un véhicule officiel du gouvernement n’apparaisse à l’une des barrières. Ernesto Rossa, l’homme chargé de mission par l’ONI , présenta ses accréditations à l’officier responsable. Ce dernier examina avec attention les papiers fournis par l’imperturbable étranger. Le sceau de la présidence apposé sur le document ne laissait aucun doute sur la provenance de ces nouveaux ordres. La barrière fut dégagée pour permettre au gros SUV noir de passer.
La population, mécontente de voir l’accès lui être refusé, se mit à insister violemment. Les militaires durent faire usage de balles de caoutchouc pour parvenir à disperser la foule. Une dizaine de blessés furent transportés à l’hôpital le plus proche, avant que la situation ne se calme enfin.
Le soleil était couché depuis un moment, quand le véhicule noir repassa la barrière en sens inverse. Il prit aussitôt la direction de Washington.
— Nous l’avons, dit Ernesto Rossa dans son téléphone.
— Il est vivant ?
— Tout à fait.
— Comment l’avez-vous capturé ?
— C’est lui qui est venu à nous, répondit-il en jetant un regard discret vers l’extraterrestre assis derrière.
— Des témoins ?
— Plus maintenant.
— Éliminés discrètement ?
— Accident de chasse.
— C’est excellent ! Je savais que je pouvais compter sur votre discrétion. Et pour les réseaux sociaux ?
— L’équipe de Londres s’en occupe. Ils ont déjà construit une histoire plausible pour expliquer l’apparition. Après, ils vont détruire la crédibilité des principaux lanceurs d’alertes. D’ici demain matin, la nouvelle aura pris l’allure d’une fausse rumeur lancée par les théoriciens du complot.
— Êtes-vous certain que ce sera suffisant ?
— Nous avons déjà établi une surveillance sur certains personnages d’intérêt. S’il le faut, nous ferons le nécessaire.
— Maintenant, vous nous l’amenez ?
— Il demande à parler aux dirigeants mondiaux.
Un long silence suivit qu’Ernesto Rossa ne voulut pas interrompre.
— Vous en a-t-il donné la raison ? demanda finalement son interlocuteur.
— Il sait comment mettre fin à la pandémie, avant que la population humaine ne soit éradiquée.
— Vous pensez qu’il dit vrai ?
— Je n’ai aucune raison de ne pas le croire. Mais je me garde néanmoins une réserve !
— Est-il venu seul ?
— J’en ai l’impression.
Son interlocuteur réfléchit. Il aurait bien aimé mettre la main sur ce spécimen, mais si son agent disait vrai, il ne pouvait se permettre de passer outre à cette requête. L’ONI avait tout de même des comptes à rendre à ses commanditaires. Après avoir évalué la situation, il fit part de sa décision.
— Amenez-le aux bâtiments de l’ONU , à New York. Ce sera à eux de prendre la décision.
— Est-ce que vous désirez que nous nous retirions ?
— Absolument pas ! Gardez-le sous protection et surtout, limitez ses interactions. Je vous réfère à Graham Green, le secrétaire général de l’ONU. Il saura rester discret.
Aussitôt qu’il eut coupé la communication, le véhicule, ne tenant aucunement compte des limitations de vitesse, fila sur l’autoroute en direction de New York. Assis tranquillement sur le siège arrière, l’étranger avait suivi la conversation avec beaucoup d’intérêt et presque autant d’inquiétude. Il espérait seulement que ces humains ne soient pas représentatifs de ceux qui gouvernaient cette planète.
Chapitre 1
Il était à peine cinq heures du matin, quand la sonnerie du téléphone sortit Graham Green de son sommeil. Celui-ci attrapa l’appareil, les sens déjà en alerte, et observa la série de chiffres inconnus s’aligner sur l’écran numérique. Il prit une profonde inspiration avant de répondre d’une voix parfaitement éveillée.
— Graham Green, bonjour.
Malgré l’assurance de sa voix, Graham s’inquiétait de la raison de cet appel à une heure aussi incongrue. Étant donné la période bouleversante que traversait la population mondiale, qu’on veuille communiquer avec lui à cette heure matinale n’augurait rien de bon.
— Monsieur le secrétaire général, c’est Manuel ! Manuel Guitterez !
Graham Green, cinquante-deux ans, occupait la fonction de secrétaire général de l’ONU depuis bientôt trois ans. Il avait rejoint l’organisation des années plus tôt au prestigieux poste de Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Il était l’un des plus jeunes membres à accéder à une telle fonction.
Il identifia rapidement son interlocuteur au téléphone ; c’était l’un des gardiens de nuit de l’ONU. Graham avait toujours mis un point d’honneur à connaitre les personnes avec lesquelles il travaillait et ce, peu importe le poste que lui-même occupait. Il avait une phénoménale mémoire des noms et des visages.
Il se demandait ce que ce Manuel pouvait avoir à lui dire de si urgent qu’il n’avait pu attendre une heure plus décente.
— Que se passe-t-il, Manuel ?
— Vous devez venir immédiatement, répondit-il nerveusement. Il y a des gens qui sont ici pour vous voir.
— Ça ne pouvait pas attendre ?
L’irritation du secrétaire général transperçait dans sa voix.
— Je suis vraiment désolé, s’excusa le pauvre gardien de nuit. Ils insistent sur l’urgence de la situation.
— Ça va aller, Manuel ! Ne vous inquiétez pas, je serai là dans moins d’une heure.
Aussitôt après avoir coupé la communication, Graham entra dans la salle de bain attenante à sa chambre et en ressortit trente minutes plus tard, rasé de près et vêtu d’un costume de lainage gris acier. Il glissa dans sa poche une cravate en soie où s’entremêlait un motif abstrait de bleu, rouge et noir. Il enfila une paire de chaussettes noires et des chaussures de la même couleur.
Il emprunta l’escalier de service pour rejoindre la cuisine, évitant ainsi de réveiller sa fille qui dormait encore. Un coup d’œil rapide dans l’une des chambres des domestiques lui fit échapper un soupir découragé. Depuis la disparition de son épouse, il avait vécu seul dans ce grand appartement. Il ne lui servait plus à rien de garder des employés de maison pour son unique service.
Pendant que le café s’égouttait tranquillement dans le silex, Graham avala un petit verre de jus d’orange, pour faire passer les comprimés de vitamines que sa femme l’avait habitué à ingurgiter. C’était une routine qu’il conservait toujours, malgré qu’elle était partie depuis bientôt trois mois. Il versa ensuite la boisson chaude dans une tasse thermale et prit une gorgée avant d’y visser le couvercle. Il traversa l’appartement pour rejoindre le hall d’entrée. Son regard s’accrocha au cadre numérique qui trônait sur la table en demi-lune. Gretchen, son épouse, était férue de photographie et, bien qu’elle eut pratiqué cet art en amateur, elle arrivait toujours à saisir l’essence du moment. Elle avait conservé, sur une carte numérique, les différents instants de leur vie de couple. Dans la semaine qui avait suivi son départ, submergé par la douleur que lui causait ce vide, Graham avait déconnecté le fil qui l’alimentait en électricité. Depuis, la poussière s’accumulait sans qu’il ait trouvé le courage de remédier à la situation.
Sur le seuil de la porte, il prit une profonde inspiration, attrapa son trousseau de clés et le couvre-visage fabriqué dans trois épaisseurs de tissu. C’était devenu un rituel spontané chez tous les New-Yorkais de se prémunir des risques inhérents au virus qui sévissait depuis bientôt six mois dans la métropole.
Sur le palier, il marcha d’un pas rapide vers l’ascenseur. Il y avait presque trois semaines qu’il n’avait pas quitté la maison. Il ne saurait dire exactement ce qui l’effrayait le plus entre la peur de mourir et celle de souffrir de cette détestable maladie. Il se contentait de se brancher sur son ordinateur pour participer aux réunions auxquelles il ne pouvait se soustraire. Depuis qu’Elisa, sa fille unique, était revenue vivre avec lui, c’était elle qui s’occupait de trouver leur nourriture. Il ne se rendait pas compte à quel point cette tâche était devenue difficile. Elle partait parfois durant plusieurs heures, avant de revenir avec des produits presque introuvables tels que de la viande et des légumes frais. Elle parcourait la campagne new-yorkaise à la recherche des fermes prêtes à lui vendre les denrées si précieuses, à elle plutôt qu’à la population locale.
À cette heure matinale, il avait bon espoir de ne rencontrer personne, mais l’aspect du large couloir lui parut triste et lugubre. Il tenta de chasser cette impression, qui le mettait mal à l’aise, en pensant à autre chose. L’image de sa femme remonta douloureusement dans ses souvenirs. Il y avait maintenant de cela douze ans, il avait arpenté ce même couloir, lors d’une belle journée du mois de mai, pour visiter l’appartement new-yorkais. Le soleil éclairait joyeusement les murs blancs ornés de boiseries en noyer et Gretchen se tenait à son bras.
— C’est ici chez nous ! s’était-elle exclamée en parcourant les pièces spacieuses réparties sur deux étages.
Lui aussi était immédiatement tombé sous le charme du magnifique appartement. C’était une époque heureuse et jamais il n’aurait pu imaginer ce que l’avenir leur réservait.
Il s’engouffra dans l’ascenseur sans s’en rendre compte et surprit son reflet sur la surface réfléchissante des portes. Un soupir franchit ses minces lèvres, parcourues de fines ridules. Son visage s’était émacié au cours des derniers mois et les rides de son front étaient maintenant beaucoup plus profondes.
Il y avait presque une année entière qui s’était écoulée depuis l’apparition du premier cas. C’était à l’est de la Russie, plus précisément à Saint-Pétersbourg, que les premiers malades avaient été détectés. Au début, les médecins avaient diagnostiqué une éclosion de grippe, mais les virologues du pays s’étaient presque immédiatement rendu compte qu’ils faisaient face à un tout nouveau virus, totalement inconnu.
Les patients hospitalisés se remettaient rapidement et le virus était naturellement éliminé par le système immunitaire. Alors qu’ils pensaient avoir isolé les quelques personnes atteintes, des centaines de nouveaux cas apparurent dans le reste du pays, ainsi qu’en Europe et ailleurs en Asie.
Le virus fut nommé Léninite en lien avec l’ancien nom de la ville où il avait pris naissance. Bien qu’inoffensive, la Léninite créa un engorgement hospitalier à travers la Russie et chez tous les pays limitrophes. À l’exception de cette congestion, personne ne s’était vraiment inquiété de la situation.
Graham sortit de l’ascenseur sans avoir subi d’interruption durant la descente. Il n’en était pas vraiment surpris. Depuis le début de la pandémie, plus du tiers des résidents de l’immeuble avaient déserté leurs appartements pour se réfugier dans leurs maisons de campagne. Lui-même avait pensé retourner à Londres, mais la situation y était encore pire. Les vols nationaux et internationaux étaient maintenant interdits, sauf pour des voyages jugés essentiels. Il n’avait même pas eu la possibilité d’aller aux obsèques de ses parents, victimes de la Léninite. De toute manière, il n'y en avait pas eu, puisque tout rassemblement était formellement interdit.
Graham sortit sur le trottoir. Debout, devant la façade de l’impressionnant immeuble de style néo-renaissance, il constata la tristesse des lieux. New York était endormie. Aucun passant ni voiture ne venaient égayer les lieux. Même les taxis, qui faisaient partie du décor de la ville, étaient invisibles. Il marcha rapidement en direction de l’espace de stationnement qu’il louait depuis des années. Il rejoignit sa voiture en jetant un regard à sa montre. Rassuré, il grimpa dans sa luxueuse Mercédès grise métallisée et quitta l’aire de stationnement pour prendre Central Park West en direction de la 79e rue Est. Quelques rares voitures apparurent autour de lui, mais à l’exception des feux de circulation, rien ne vint entraver sa progression.
Graham avait l’habitude des congestions routières et des bouchons de circulation. Natif de Londres, dans le quartier chic de Mayfair, il avait grandi dans l’effervescence de la métropole. Inscrit dans des écoles privées dès ses premières années de scolarité, sa mère s’était formellement objectée à l’envoyer au pensionnat avant qu’il aille à l’université.
— C’est notre unique fils et il n’est pas question qu’il soit élevé par des étrangers !
Son père, Lord Jason Green, s’était finalement plié à la requête de son épouse et Graham n’avait quitté le cocon familial que lorsqu’il était entré dans la prestigieuse université d’Oxford, situé à plus d’une heure de Londres.
Sa sœur, de cinq ans sa cadette, avait suivi ses traces. Elle avait choisi la médecine plutôt que la politique, comme l’avaient fait son frère et son père avant elle.
Graham avait eu une belle carrière. Il avait siégé à la Chambre des Lords durant des années avant de se voir offrir le poste de Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Il avait dès lors déménagé à New York, où son épouse avait rapidement été recrutée au Lenox Hill Hospital, situé sur l’île de Manhattan. Ils avaient emménagé dans l’appartement de Central Park dès leur arrivée sur le nouveau continent, douze ans plus tôt.
— Qui aurait cru qu’un jour, New York ressemblerait à cette ville fantôme !
Moins d’un mois après l’apparition des premiers cas, le virus était revenu en force, frappant de nouveau Saint-Pétersbourg. Les patients, précédemment traités, revenaient tous à l’hôpital, en plus de centaines de nouveaux malades. Certains d’entre eux présentaient les symptômes grippaux déjà diagnostiqués quelques semaines plus tôt, alors que les autres souffraient de problèmes beaucoup plus sévères.
Les cas lourds furent rapidement isolés des autres patients. Ils souffraient de saignements sporadiques du nez et des oreilles. Après deux jours d’hospitalisation s’ajoutaient des larmes de sang constantes. Ces saignements duraient généralement entre 24 et 48 heures avant le décès. Le virus s’attaquait directement au cerveau et les médecins étaient impuissants devant la maladie qui prenait une ampleur internationale.
L’OMS émit des mesures d’urgence pour contenir la contagion, mais il était déjà trop tard. Plusieurs pays d’Europe et d’Asie présentaient des cas similaires et de nouveaux cas surgirent peu de temps après en Afrique. Les frontières furent fermées et les voyages jugés non essentiels par les autorités furent interdits. Seuls les continents australien et américain furent épargnés.
Graham abandonna la 1re avenue pour pénétrer dans l’enceinte du complexe des Nations Unies. Il voyait le haut bâtiment vitré de 39 étages du Secrétariat sur lequel le soleil de septembre commençait à se refléter. Il laissa sa voiture disparaitre sous l’immeuble et l’abandonna à sa place de stationnement réservée. Seul son véhicule brisait la monotonie grise du sous-sol.
— Manuel ! Où se trouvent les visiteurs ? demanda-t-il dans son téléphone.
Avant de sortir de la voiture, Graham jeta un regard dans son rétroviseur. Il lissa rapidement sa mince chevelure. Ses tempes avaient grisonné récemment. Il mettait cela sur la faute des multiples situations de stress qu’il subissait depuis le début de l’année. Il avait vieilli prématurément, mais comment aurait-il pu en être autrement ? Jusqu’à ses yeux, autrefois vifs et brillants, qui étaient maintenant d’un gris triste et éteint.
Quand la Léninite avait finalement atteint le continent américain, on comptait déjà plus de cent millions de morts sur l’ensemble des vieux continents. C’était la Russie qui avait été le plus durement touchée par la pandémie. À eux seuls, les Russes comptaient un peu plus de la moitié du nombre de morts au total à ce moment-là. Les autres pays les tenaient tous pour responsables et attendaient d’eux la résolution du problème. Mais la mère patrie se défendait avec véhémence, affirmant que le virus n’avait pas été créé dans leurs laboratoires.
— Ce ne peut être qu’une attaque sournoise de nos ennemis, clamait le gouvernement russe, visant particulièrement les États-Unis.
Dans les grandes villes américaines, on avait contraint la population à se confiner dans leur domicile. Graham avait fortement insisté auprès de son épouse pour que celle-ci quitte immédiatement son poste à l’hôpital. Mais Gretchen avait tenu son point avec véhémence, arguant que sa présence était plus importante que jamais.
— Tu réalises que c’est aussi ma vie que tu mets en danger ? la culpabilisa-t-il.
— Nous avons tous les deux opté pour des carrières qui nous dédiaient au bien-être de la population. Nous ne pouvons pas nous défiler sous prétexte que cela peut être dangereux !
Graham venait d’atteindre le stationnement du bâtiment de l’Assemblée Générale. Il aperçut, un peu plus loin, un utilitaire noir qui attendait à côté de la guérite de sécurité. Aussitôt qu’il fut assez près, deux hommes en sortirent. À l’exception des lunettes de soleil, qu’aucun des deux ne portait, Graham se trouvait devant des caricatures cinématographiques des agents du FBI .
— Messieurs ! Comment puis-je vous aider ? demanda Graham en s’approchant.
Celui qui s’avança au-devant de lui était le plus petit des deux hommes. Il était trapu et sa veste, d’une coupe élégante, n’arrivait pas à cacher sa forte musculature. Ses cheveux noirs, coupés courts, étaient soigneusement coiffés et sa barbe naissante entretenue avec soin. Il tendit une main aux ongles parfaitement manucurés, démontrant qu’il portait attention à son apparence. Quand il s’adressa à Graham, il le regarda directement dans les yeux.
— Vous êtes bien Graham Green, le secrétaire général ? lui demanda-t-il, le menton fièrement relevé, articulant avec un léger accent italien facilement reconnaissable.
Graham acquiesça.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Ernesto Rossa, chargé de mission, répondit-il.
Sans rien ajouter, il lui tendit une enveloppe. Graham s’en empara et observa chacune des deux faces. Seul son nom, écrit en lettres cursives à l’encre bleue, apparaissait sur le recto. Il la décacheta et prit connaissance de son contenu. Son étonnement était flagrant, mais il s’abstint de tout commentaire.
— Suivez-moi, fut tout ce qu’il dit.
Les deux hommes remontèrent à l’intérieur de leur véhicule et suivirent Graham qui marchait devant.
Tout en se dirigeant vers l’autre extrémité du stationnement, le secrétaire général s’interrogeait sur le mystérieux invité qui se trouvait dans le SUV. La missive qu’on lui avait remise était brève et si ce n’avait été de l’importance de son expéditeur, il n’en aurait fait que très peu de cas.
Sir Wilfred Mortimer était un des plus anciens membres de la Chambre des Lords. C’était auprès de lui que Graham avait débuté sa carrière en tant qu’assistant. Son influence, dans le milieu politique du Royaume-Uni, lui avait ouvert bien des portes. Jamais cet éminent politicien n’avait usé de cette reconnaissance pour exiger quoi que ce soit avant aujourd’hui.
Exiger ! Ce n’était pas le terme employé dans la courte missive, mais Graham savait lire entre les lignes. Il s’arrêta devant le monte-charge et attendit. Il ne pouvait pas trouver d’endroit plus discret pour faire entrer le visiteur dans l’immeuble.
Quand le véhicule fut immobilisé, les quatre portières s’ouvrirent presque en même temps et Graham vit quatre hommes, tous vêtus de costumes sombres de bonnes coupes, en sortir.
« Ils doivent tous fréquenter le même tailleur ! », se moqua-t-il intérieurement.
Deux d’entre eux restèrent debout de chaque côté du SUV tandis qu’un autre allait inspecter le monte-charge. Ce dernier, qui était plus grand que Graham, avoisinait les deux mètres. Il avait les cheveux très courts, presque au ras du crâne, comme les portent souvent les militaires. Contrairement à son supérieur, qui avait un visage plutôt jovial, il avait des traits durs et marqués. Tout son être transpirait la force brute et la cruauté. Il revint auprès de son supérieur et lui murmura quelque chose à l’oreille.
— Merci, Viktor ! répondit Ernesto Rossa en faisant signe aux deux autres hommes qui étaient restés de chaque côté du SUV.
De manière très professionnelle, l’un d’eux alla rejoindre le second qui se trouvait à gauche du véhicule. Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui, avant d’ouvrir la portière arrière. Un cinquième personnage sortit, couvert d’une longue cape noire dont la capuche dissimulait son visage. La tête baissée, l’inconnu pénétra dans le monte-charge, encadré par ses quatre gardes du corps. Il les dépassait de plusieurs centimètres. Même le plus grand d’entre eux devait lever les yeux pour le regarder.
Durant une fraction de seconde, Graham croisa son regard. Effrayé, ce dernier recula contre la cloison du monte-charge. Il ne savait pas exactement ce qu’il avait vu, mais le regard étrange de l’inconnu lui avait glacé le sang. Il était maintenant coincé dans un lieu clos et lugubre avec quelque chose qui le terrifiait.
Chapitre 2
Il était déjà huit heures du matin quand Graham Green pénétra dans son bureau. Il était situé tout en haut du bâtiment du Secrétariat et ses fenêtres offraient une vue magnifique sur l’East River. L’immeuble de trente-neuf étages et de trois sous-sols était construit en aluminium, en verre et en marbre. Installé derrière son ordinateur, le secrétaire général ne portait, ce jour-là, aucun intérêt à son environnement immédiat. Les deux coudes solidement appuyés sur son bureau, il enfouit son visage entre ses mains, le menton posé sur ses paumes réunies.
Depuis qu’il avait mis les pieds dans le complexe, il n’avait pas eu une minute à lui pour réfléchir. Tout était allé trop vite. Terrifié par le fugace regard croisé dans le monte-charge, il n’avait eu qu’une envie, c’était d’installer l’extraterrestre le plus loin possible de lui. Ernesto Rossa avait dû fortement insister pour le faire monter au 39e étage du Secrétariat. Il lui avait attribué l’un des bureaux vacants, situé le plus loin possible des ascenseurs, à l’autre extrémité de l’étage où se trouvait le sien. À aucun moment l’étranger n’avait retiré sa cape.
— J’aimerais être présent lors de votre entretien avec notre invité, avait demandé Ernesto Rossa, aussitôt qu’il eut fermé la porte.
Debout dans le couloir, Graham avait sursauté. Sa frayeur lui avait fait oublier ses obligations. Il devait s’entretenir avec l’inconnu et il était inconcevable qu’il se retrouve seul avec lui.
— C’est moi qui insiste pour que vous y preniez part, lui avait annoncé Graham. Vous pouvez aussi inviter vos agents à se joindre à nous !
Ernesto Rossa avait eu un sourire discret.
— Seriez-vous satisfait si l’agent Tredski nous accompagnait ?
— Tout à fait.
Graham avait été le dernier des trois hommes à pénétrer dans le local. Il avait découvert l’inconnu, confortablement installé dans un des fauteuils, toujours emmitouflé dans sa longue cape. Quand celui-ci avait vu son hôte s’avancer lentement vers lui, il s’était levé et lui avait tendu une main couverte de poils. Graham s’était reculé avec horreur. Ce n’était pas une main qu’on lui présentait, mais plutôt une patte couverte d’un fin duvet d’un brun tigré. De courtes griffes noires prenaient la place qu’auraient dû avoir les ongles à l’extrémité des petits doigts boudinés. C’était maintenant évident, il s’était trouvé face à une bête et non à un homme.
La créature avait brusquement retiré sa main, s’empressant de la camoufler sous sa cape, tandis que Graham s’était reculé jusqu’à ce qu’il atteigne le mur du fond.
— Veuillez pardonner mon empressement, s’était excusée la créature.
Il s’était adressé à Graham dans un anglais raffiné au fort accent que ce dernier n’était pas parvenu pas à identifier. Sa voix était étrangement douce et chaleureuse. Le secrétaire général avait essayé de calmer son émoi, qu’il trouvait fort mal approprié. Parmi les trois humains présents dans la pièce, il avait été le seul à paraitre affecté par l’étrange apparence de la créature. Il avait tenté de se convaincre qu’il ne courait aucun danger, mais la peur était plus forte que sa logique.
— Apportez une chaise à notre hôte, avait proposé l’extraterrestre, s’adressant aux deux agents.
Lui-même avait pris place dans le fauteuil qu’il venait de quitter. En s’asseyant, il avait pris soin de serrer sa cape contre lui, couvrant son corps et son visage.
— Je… je suis désolé, avait bredouillé Graham en s’installant à bonne distance de son invité. J’ai seulement besoin d’un peu de temps pour m’adapter à votre...
— Je comprends, ne vous inquiétez pas, je ne me sens pas offusqué.
L’entretien avait duré une heure entière. À aucun moment, au cours de la réunion, la créature n’avait laissé transparaitre son anatomie. Graham s’en était fort bien contenté. Certes, il était curieux, mais il ne se sentait pas encore prêt à affronter la vue d’un extraterrestre.
Jamais, au cours de sa vie, Graham ne s’était intéressé au phénomène extraterrestre. Pour lui, il s’agissait uniquement de propagande farfelue, montée par des gens sans scrupules dans l’unique but d’arnaquer de pauvres personnes trop naïves pour se rendre compte de la supercherie. Comment pouvait-il lui-même expliquer les derniers événements sans passer pour un de ces hurluberlus ?
Assis devant l’écran lumineux, il cherchait la meilleure formulation pour convoquer une assemblée générale sans en nommer les véritables enjeux. Il pesait le choix de chaque mot afin de laisser entendre l’urgence de la situation, tout en évitant d’aborder le réel sujet à l’ordre du jour. Dans l’état mondial actuel, c’était un véritable casse-tête.
Après être resté immobile durant de longues minutes à recommencer sa missive, Graham opta finalement pour un message bref et concis. Il y mentionnait l’urgence mondiale de la requête et menaçait, de manière détournée, de mettre les absents à l’écart de toutes les décisions, présentes et futures, découlant de cette rencontre.
Quand il fut enfin satisfait, il envoya le courriel aux représentants des délégations des 193 états membres. Il ne lui restait plus qu’à sélectionner le personnel nécessaire à l’organisation de cette assemblée extraordinaire. La sécurité des bâtiments était sous la supervision des agents d’ONI, lui soustrayant ce surplus de travail.
Il commençait à peine à éplucher la liste des employés quand la sonnerie de son téléphone personnel retentit. Un coup d’œil rapide sur l’afficheur lui annonça que l’appel provenait de sa fille.
— Papa !? Où es-tu donc passé ? demanda la voix haut perchée d’Elisa.
Quand elle était énervée, sa fille utilisait les mêmes intonations que sa mère et Graham eut soudain l’impression d’entendre Gretchen.
La dernière fois qu’il avait entendu son épouse lever le ton ainsi, c’était pour lui crier de quitter l’appartement. Bien entendu, il n’en avait rien fait. Il s’était aussitôt élancé dans les escaliers pour monter à la chambre qu’elle occupait depuis deux mois. Il l’avait trouvée assise dans son lit, le visage couvert de sang.
— Va-t’en ! avait-elle hurlé.
Graham s’était figé sur le pas de la porte. Il l’avait regardée sans comprendre. Elle n’avait eu aucun des symptômes grippaux, précurseur du virus. Sous les supplications de son épouse, il avait reculé de quelques pas et appelé les urgences.
Les services sanitaires étaient arrivés dans l’heure qui avait suivi. Vêtus d’une combinaison complète de protection, ils avaient intimé l’ordre à Graham de se cloitrer dans l’autre chambre. Il n’avait plus revu son épouse, autrement qu’à travers la froideur de l’écran plat de son ordinateur. Elle était décédée deux jours plus tard dans une installation pour les malades en phase terminale. Son corps avait été transporté dans une fosse commune où les dépouilles étaient rapidement incinérées. Il n’avait pas eu la possibilité de lui offrir une cérémonie et avait dû se contenter de pleurer son absence, avec sa fille, devant les photos qu’il avait d’elle. Depuis ce jour, il ne cessait de regretter tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de lui dire.
— Je suis au bureau, répondit-il tristement à sa fille.
Elisa ne s’était pas non plus remise de la mort prématurée de sa mère. Les mois précédant son décès, les deux femmes ne se parlaient qu’à travers leur ordinateur ou leur téléphone.
— J’étais inquiète en ne te trouvant pas à la maison, le sermonna-t-elle.
— Il y avait une urgence et je ne voulais pas te réveiller !
— Tu aurais pu penser à me laisser un mot, tu ne crois pas ?
Il comprenait son inquiétude. Dans la semaine suivant le décès de sa mère, Elisa avait emménagé avec lui. Ensemble, ils avaient désinfecté la maison, jetant aux rebuts les meubles de la chambre que Gretchen avait occupée. Depuis, elle le surveillait de près. C’est elle qui sortait faire les emplettes et elle refusait catégoriquement de le laisser quitter l’appartement sans s’être assuré qu’il était bien protégé.
— Je le ferai la prochaine fois, je te le promets.
— Comment cela, la prochaine fois ? s’insurgea-t-elle.
Graham poussa un soupir résigné.
— C’est compliqué, commença-t-il, et je ne peux rien te dire pour l’instant.
Un silence chargé d’interrogation s’installa, silence que brisa finalement Graham.
— Bon d’accord ! Je ne voulais pas te faire venir avant demain, mais tu pourras probablement m’aider.
— Tu es bien mystérieux !
— Viens me rejoindre au Secrétariat. Quand tu seras là, appelle-moi. Les vigiles ont reçu l’ordre formel de ne laisser entrer personne sans que je l’autorise personnellement.
Graham ne pouvait pas voir l’expression hébétée de sa fille, mais il pouvait néanmoins la deviner.
— J’arrive le plus vite possible.
— Soit prudente, conseilla Graham avant de couper la communication.
* * *
Elisa resta figée quelques secondes sur place. Son père n’avait pas pour habitude d’être aussi secret. Pas avec elle. Différentes suppositions se bousculaient dans sa tête, sans qu’elle parvienne à en trouver une qui justifie les cachoteries ou les normes de sécurité renforcées que son père avait mises en place.
Debout devant le grand miroir de la salle de bain, Elisa se regardait sans vraiment se voir. Elle s’était couchée sans prendre la peine de se coiffer et se demandait si elle devrait maintenant le faire. Sa mère avait eu une superbe chevelure blonde et frisée, alors qu’elle avait les mêmes cheveux bruns et raides que son père. Au moins, elle tenait du côté maternel ses traits délicats et ses yeux verts et brillants. Elle attacha finalement ses cheveux dans une queue de cheval des plus banales. Une légère touche de mascara et c’était suffisant.
— J’imagine qu’il n’y aura que nous deux, pensa-t-elle en attrapant ses clés et son couvre-visage.
Juste au moment où elle refermait la porte de l’appartement, son téléphone vibra.
— Je pars, papa ! dit-elle en appuyant l’appareil contre son oreille.
— Attends ! J’ai besoin que tu m’apportes quelques trucs !
Elisa revint dans l’appartement et enregistra, dans sa tête, les demandes de son père.
— Pourquoi as-tu besoin de ton nécessaire de toilette ? s’étonna-t-elle.
D’aussi loin qu’elle s’en souvenait, son père n’avait jamais quitté la maison sans s’être préalablement rasé de près.
— Je ne sais pas combien de temps je vais devoir passer ici, lui dit-il. Ce sera la même chose pour toi. Quand tu seras entrée ici, tu n’en ressortiras que lorsque tout sera terminé.
Il coupa la communication sans lui laisser le temps de l’interroger davantage.
Elisa attrapa le sac de voyage qui se trouvait dans le placard. Elle s’arrêta pour regarder les vêtements de sa mère, qui pendaient toujours sur leurs cintres, comme si celle-ci allait revenir à la maison à la fin de sa journée de travail. Elle trouvait lugubre que son père ne s’en soit pas encore débarrassé. Mais qui était-elle pour juger de sa manière de gérer son propre deuil ? Elle-même avait tapissé les murs de sa chambre avec des photos des moments passés avec elle.
Elle remplit le sac de son père avant de se diriger vers sa chambre où elle empila des vêtements de rechange pour elle-même. Trente minutes plus tard, elle se retrouvait sur le trottoir et étirait le cou pour tenter de trouver un des rares taxis qui persistaient à circuler dans les rues presque désertes de Manhattan.
Elisa n’avait jamais eu de voiture. Elle avait bien sûr obtenu son permis, mais elle détestait conduire en ville, où les taxis et les transports en commun foisonnaient. Mais depuis le début de cette crise sanitaire, les moyens de se déplacer étaient de plus en plus rares et on devait compter sur la chance pour en attraper un.
De l’autre côté de la rue, elle remarqua un homme en costume foncé et aux lunettes de soleil tout aussi sombres qui lui faisait signe. Il se tenait debout, droit comme un piquet, à côté d’un gros utilitaire noir. Son apparence était inquiétante et Elisa préféra ne pas s’en approcher. Il avait la dégaine d’un membre du crime organisé. Qu’attendait-il donc là ?
L’homme, en remarquant les deux lourds sacs que trainait Elisa, accourut de son côté de la rue. C’était facile, il ne passait pas plus d’une dizaine de voitures par jour dans cette artère et plus personne, à l’exception de quelques rares sans-abri, ne venait se balader dans Central Park. Elisa ressentait un certain soulagement en pensant que sa mère n’ait pas vu ce qu’était devenue sa ville d’adoption.
Quand ils avaient déménagé à New York, Elisa avait déjà dix-sept ans. Elle avait dû terminer ses études en Angleterre, mais avait passé tous ses étés à arpenter la ville avec sa mère. Quand elle y avait emménagé à son tour, quelques années plus tard, elle connaissait si bien la métropole qu’on aurait déjà pu la prendre pour une vraie New-Yorkaise.
— Vous êtes bien Elisa Green ? cria-t-il en rattrapant la jeune femme qui s’éloignait. C’est votre père qui m’envoie.
À son fort accent, Elisa devina la nationalité russe de son chauffeur. Il voulut attraper ses sacs, mais Elisa recula. Elle n’était pas prête à suivre un étranger sans savoir réellement qui il était. Même s’il disait être envoyé par son père, rien ne prouvait qu’il disait la vérité.
— Pourrais-je connaitre votre nom ? lui demanda-t-elle en attrapant son portable.
Elle composait déjà le numéro de téléphone de Graham, avant même que l’homme ne lui ait répondu.
— Papa, tu m’as envoyé un chauffeur ?
— Oui, tout à fait. C’est Viktor Tredski. J’ai complètement oublié de t’en aviser.
— Merci, papa !
Elisa confirma l’identité de Viktor, qui lui tendait son permis de conduire international.
— Excusez ma méfiance, lui dit-elle en souriant. Je me devais de vérifier.
— Beaucoup de gens n’auraient pas fait preuve d’autant de sagacité dans une situation identique.
L’agent d’ONI ne lui rendit pas son sourire. Il n’était pas content d’avoir été envoyé comme chauffeur pour une gosse de riche ; il n’était pas donc pas question pour lui de se montrer plus aimable que nécessaire. Il ne lui parla pas du court trajet qui les mena au complexe new-yorkais de l’ONU. Il s’identifia à la guérite du stationnement sous-terrain et ne s’arrêta qu’une fois qu’il eut atteint l’accès à l’ascenseur.
— Montez directement au 39e étage, votre père vous y attend.
Viktor lui remit les deux bagages qui se trouvaient dans le coffre arrière et remonta immédiatement dans le véhicule. Mais il ne bougea pas avant qu’Elisa soit disparue derrière les portes coulissantes.
— Te voilà enfin ! s’exclama Graham en voyant sa fille apparaitre dans son bureau. J’ai besoin de ton aide.
— Pas avant que tu m’expliques ce qui se passe ici !
Chapitre 3
— Dis-moi que c’est une plaisanterie ! s’exclama Elisa.
Debout devant elle, Graham conservait son attitude digne et sérieuse. Il n’y avait pas le moindre rictus qui apparaissait sur ses lèvres minces et serrées. Elisa le connaissait assez pour reconnaitre ses différentes variations d’attitude, mais cette fois, il n’y en avait aucune.
— Oh, arrête ! Tu me fais marcher !
— Je sais que ça peut paraitre incroyable et…
— Je veux le voir, l’interrompit-elle.
Graham resta coi. Il aurait dû s’attendre à une telle demande de la part de sa fille. Son esprit, entièrement obnubilé par les préparatifs et la sécurité de la prochaine assemblée, n’avait pas envisagé cette possibilité. Même maintenant, après avoir conversé avec la créature, il ne pouvait s’empêcher de rester sur ses gardes. Il n’avait toujours pas osé lui demander de dévoiler son apparence. Cette absence de curiosité, provoquée par la peur, lui faisait un peu honte.
— Il n’en est pas question !
— Mais, pourquoi ?
Elisa n’avait pas l’habitude que son père lui refuse quoi que ce soit aussi catégoriquement et surtout sans explications. Habituellement, il lui en aurait précisé les raisons de manière à ce qu’elle comprenne et accepte son point de vue. Ce refus radical, elle ne pouvait s’y résoudre.
— Je te connais, Elisa. N’insiste pas, je t’en prie !
— Sais-tu à qui tu me fais penser, en ce moment ?
Graham laissa échapper un soupir d’exaspération. Elle utilisait ce genre de question chaque fois qu’elle tentait de se faire passer pour une martyre.
— Non, je n’en sais rien.
— Aux complotistes ! Ils affirment connaitre la vérité sans jamais en montrer la preuve. Toutes leurs affirmations se basent sur des explications trop souvent vaseuses.
— Tu exagères, rétorqua Graham.
Un mince sourire avait momentanément illuminé son visage. Sa fille réussissait toujours à l’amuser en le comparant à certains groupes de personnes. Chaque fois, elle prenait la peine d’ajouter un petit commentaire pour les faire passer pour des gens ignorants ou bornés.
— Si ta créature existe vraiment, explique-moi pourquoi tu refuses que je la rencontre !
Graham soupira.
— Qu’est-ce que tu veux entendre ? Qu’il est peut-être dangereux ?
— Est-ce que c’est le cas ?
— Comment pourrais-je le savoir avec certitude ? Ses intentions semblent être honorables, mais il est impossible, pour le moment, de le confirmer.
— De quoi avez-vous donc discuté, ensemble ?
— Nous avons parlé du gouvernement et d’une manière de parvenir à trouver un accord mondial pour régler cette crise sanitaire.
— C’est tout ?
Elisa était surprise. Elle était étonnée, mais aussi choquée, d’apprendre que son père ne savait pratiquement rien sur son invité.
— Je ne comprends pas !
— C’est à nos dirigeants qu’il désire s’adresser. Il ne s’intéresse pas vraiment aux personnes qui n’ont aucun pouvoir. De plus, les hommes qui l’ont amené le surveillent de près et empêchent quiconque de l’approcher.
— Ils le protègent ou ils le surveillent ?
— Probablement un peu des deux !
— Et ces hommes, qui sont-ils ?
Cette fois, Graham se laissa tomber sur son fauteuil en se passant les mains dans les cheveux. Elisa perçut son inquiétude, mais elle ne put s’arrêter.
— Explique-moi ! Quelle emprise ont-ils sur toi pour t’obliger à organiser cette assemblée ?
— Me crois-tu réellement capable d’user de mon poste pour effectuer une action qui irait à l’encontre des intérêts de cette organisation ? Non, ne réponds pas.
Elisa le dévisageait avec curiosité. Elle ne l’avait jamais vu aussi anxieux. Bien sûr, au moment où l’ambulance avait amené sa mère en urgence, il s’était montré très inquiet, mais ce n’était pas comme en ce moment. Il l’avait appelée, quand les services sanitaires étaient venus chercher Gretchen. Il avait été désemparé qu’ils aient refusé de les laisser l’accompagner, mais il s’était finalement plié à leurs exigences. Au moment où il lui avait parlé, il était bien décidé à se rendre à l’hôpital par ses propres moyens. C’est elle qui avait dû lui faire entendre raison. Pour cela, elle avait été obligée de le menacer de s’y rendre aussi. Il craignait plus pour la santé de sa fille que pour la sienne et c’est ce qui l’avait retenu. Mais l’inquiétude actuelle était différente, elle y décelait une certaine frayeur.
— Qu’est-ce qui te tracasse tant ? demanda-t-elle en empruntant des intonations propres à sa mère. De quoi te menacent-ils ?
— On ne me menace pas ! Cette organisation, celle qui emploie ces hommes, est très dangereuse. Tu ne devrais même pas connaitre son existence.
— Alors, pourquoi sont-ils ici ?
— Pour le virus.
— La Léninite !? Pourquoi diable s’y intéressent-ils ?
— Ce n’est pas eux que ça intéresse, mais l’extraterrestre.
Elisa ne comprenait pas la raison qui pourrait pousser des êtres vivant sur une planète lointaine à s’intéresser à un virus terrestre.
— Pourquoi l’ont-ils amené ici, si c’est pour le cacher ?
— La population ne doit pas connaitre son existence. Il ne s’adressera qu’aux membres de l’assemblée. C’est ce que j’ai compris.
— C’est inacceptable ! C’est surtout très injuste. Qui sont-ils pour décider que la population ne doit pas être mise au courant ?
— Ce n’est pas aussi simple.
— Pourtant ça devrait l’être !
— Imagine ce qui arriverait si jamais l’existence d’une entité extraterrestre sur notre planète serait révélée ! Ce serait la panique générale !
Elisa resta sans voix. Son père était un homme progressiste. Elle ne parvenait pas à accepter qu’il encense qu’on privilégie l’ignorance à la connaissance. À moins qu’il n’ait peur de ces hommes.
— Je crois que tu exagères ! Les gens sont assez évolués pour gérer ce type d’information ! De toute manière, il y a déjà une majorité de la population qui est certaine de l’existence d’autres peuples hors de la Terre.
— Je suis d’accord avec toi, bien entendu. Des personnes, bien installées dans leur salon, peuvent réussir à gérer ce genre d’informations.
— Alors, où est le problème ?
Elisa n’était pas du genre à baisser les bras sans obtenir des réponses plausibles.
— Le problème, ce ne sont pas les gens, mais bien les foules ! En plus, avec la pandémie actuelle, je verrais mal les rues des grandes villes se remplir de manifestants.
Graham avait raison. Elisa ne pouvait trouver aucun argument à lui rétorquer. Elle ne pouvait penser qu’aux nombreuses émeutes qui avaient pris naissance dans des manifestations qui n’avaient aucune raison de ne pas rester pacifiques !
— Moi, je connais déjà son existence; qu’est-ce qui m’empêche de le rencontrer ?
Graham baissa les yeux pour éviter le regard perçant de sa fille. Comment pouvait-il lui avouer la crainte que lui inspirait la créature ? Comment lui faire comprendre qu’elle ne retirerait rien de bien à son contact ? C’était son devoir, en tant que père, de la protéger du danger. Gretchen aurait été d’accord avec lui.
— Explique-moi pourquoi tu y tiens tant ? demanda-t-il.
Elisa ne comprenait pas qu’il n’avait pas été plus loin que ce que sa charge l’obligeait à faire. On l’avait éduquée avec certains principes moraux, dont celui de ne pas se fier aux apparences, et voilà que son père ne respectait pas ce qu’il lui avait toujours inculqué.
— Il est dangereux ! J’ai reconnu le mal au fond de ses yeux.
— Ça n’a aucun sens ! Le mal, ce n’est qu’un concept utilisé pour justifier nos propres peurs.
Graham ne releva pas la critique. Il savait que, sur ce point, sa fille avait raison. Elle profita de ce léger avantage.
— Laisse-moi-le voir, le rencontrer ! S’il te plait !
Graham savait qu’elle n’abandonnerait pas avant d’avoir obtenu ce qu’elle voulait. À bout d’arguments, il choisit alors de laisser le soin à un autre de lui objecter un refus.
— Si les hommes qui veillent sur lui te permettent de le voir, je ne m’y opposerai pas, accepta-t-il finalement, épuisé par la confrontation.
* * *
Ravie d’avoir remporté cette victoire, Elisa n’en était pas moins consciente qu’elle n’avait pas encore gagné la guerre. Elle se préparait à une nouvelle joute avec des adversaires beaucoup moins malléables que son père. Mais elle n’arrivait pas les mains vides, tant au sens figuré que littéral.
Elisa connaissait parfaitement l’ensemble des quatre bâtiments du complexe de l’ONU. Elle avait commencé à s’y promener bien avant d’y travailler. Durant ses vacances, quand elle ne se baladait pas à travers New York avec sa mère, elle accompagnait son père à son travail. Comme elle était facile d’approche, elle faisait aisément connaissance avec les employés des diverses sphères de l’organisation. Un de ses coins favoris, c’était la cafétéria, qui se trouvait au rez-de-chaussée du Secrétariat. Elle y pénétra et découvrit les réfrigérateurs pratiquement vides. C’était normal. Il y avait des semaines que le bâtiment était fermé. Seuls les vigiles et le personnel d’entretien se présentaient quotidiennement au travail. En farfouillant dans les armoires et les congélateurs, elle parvint à récupérer tout ce dont elle avait besoin pour préparer un léger casse-croûte, composé de sandwichs au thon et de craquelins aux avocats et aux fruits de mer.
Pendant qu’elle s’affairait dans la cuisine, elle avait pensé à une série d’arguments, tous reliés à son travail, qui justifiaient la nécessité de rencontrer leur invité venu d’ailleurs. Quand elle se présenta devant l’entrée du local, elle avait les bras chargés du plateau de sandwichs et d’amuse-gueules. Elle avait aussi dévalisé les machines distributrices pour ajouter des boissons fraiches à son petit casse-croûte.
C’était Viktor Tredski, l’agent qui lui avait servi de chauffeur, qui était stationné devant la porte du local. Face à son expression froide et inhospitalière, Elisa hésita à tenter sa chance. Prenant une profonde inspiration pour se donner du courage et aussi pour essayer de calmer ses tremblements, elle marcha les derniers mètres qui la séparaient de son but.
— C’est votre père qui vous envoie ? lui demanda-t-il cavalièrement.
Elle opina de la tête en élevant son plateau devant elle.
— Il a pensé que notre invité et vous-même auriez peut-être une petite faim, répondit-elle d’une voix amicale.
L’agent se contenta d’attraper une cannette de soda et lui ouvrit la porte.
— Désirez-vous que je vous accompagne ?
Son ton s’était un peu adouci. Elisa avait presque détecté une pointe de sollicitude.
— Non merci ! Ça va aller !
Elisa fut presque déçue de la facilité avec laquelle elle avait passé le barrage de surveillance. Elle n’avait eu qu’à se présenter pour qu’on lui libère le passage. Il ne lui restait plus qu’à passer le pas de la porte. Ses mains tremblaient légèrement et on entendait le bruit de la céramique s’entrechoquer sur le plateau. Les craintes de son père résonnaient dans son esprit, l’empêchant d’effectuer le dernier pas qui la séparait de la rencontre la plus extraordinaire ou la plus meurtrière qu’elle pouvait espérer.
En entrant, elle s’attendait à tout moment à être sauvagement attaquée. Ne voyant l’étranger nulle part, Elisa se retourna brusquement, croyant qu’il s’était tapi derrière la porte qu’elle venait de fermer, mais là encore, personne n’était visible. Elle se figea en apercevant quelqu’un apparaitre dans l’encadrement de la salle d’eau. Les yeux rivés dans cette direction, elle attendait avec appréhension.
La pièce était plongée dans la pénombre et elle ne vit que les contours d’une silhouette bipède sombre, dont la tête atteignait le haut de l’encadrement. Elle n’arrivait pas à distinguer son visage, mais quand il pénétra dans la lumière, elle remarqua que ses yeux, qui n’étaient que deux billes noires, se métamorphosèrent. Ses pupilles n’étaient plus qu’une fente verticale. Elle avait déjà observé ce phénomène auparavant.
« Ce sont des yeux de félins ! », s’étonna-t-elle.
Son plateau s’écrasa par terre, répandant une partie de son contenu sur le sol. L’extraterrestre sursauta et recula sous l’effet de la surprise. En reconnaissant la peur dans le visage de son hôtesse, il s’enfonça à nouveau dans la pénombre de la salle d’eau. Elisa tremblait. Elle n’avait pas su à quoi s’attendre, mais ce n’était sûrement pas à cette apparition étrange et effrayante.
« Papa avait raison », pensa-t-elle.
Elle priait intérieurement, sollicitant l’aide de sa mère décédée. Elle était certaine qu’elle ne s’en sortirait pas vivante.
Devant elle se trouvait un prédateur au regard félin et aux dents acérées, prêt à l’attaquer. Elle comprenait la frayeur de son père et regrettait amèrement de ne pas lui avoir obéi. Il y avait quelque chose de terrifiant dans le regard qu’elle venait de croiser et elle s’attendait à voir la bête bondir sur elle, de l’autre côté de la pièce. Celle-ci n’en fit rien. Elle restait cachée dans la pénombre de la petite pièce sombre. Elisa hésitait à reculer vers la porte, de peur que ses mouvements ne provoquent une attaque de l’étrange extraterrestre.
« Est-ce qu’il a peur, lui aussi ? » se demanda-t-elle tout à coup.
Cette idée la rassura. Pas complètement, mais assez pour lui permettre de réfléchir plus clairement. Invisible à son regard, la créature restait tapie dans la noirceur de la petite pièce. En prenant soin de rester face à la salle d’eau, Elisa s’accroupit pour ramasser les vestiges de son casse-croûte. Tant intrigué qu’attiré par les délicieux effluves aromatiques, l’étranger franchit le pas de la porte. Ses mouvements étaient rapides et fluides. En trois enjambées, il atteint le fauteuil et récupéra sa cape, sous laquelle il se cacha.
Elisa perçut son élan comme une attaque. Elle se recroquevilla sur le sol, couvrant sa tête entre ses bras.
« Maman, je t’en supplie ! »
Elle savait qu’elle allait mourir, mais c’était surtout la peur de souffrir qui l’effrayait. Cependant, rien ne se produisit.
— Je ne vous veux aucun mal ! entendit-elle.
Soudain honteuse, Elisa ouvrit les yeux et releva la tête. L’extraterrestre était devant elle, entièrement couvert d’une longue cape sombre qui cachait la totalité de son anatomie. Il se pencha à sa hauteur en lui tendant une patte aux griffes parfaitement manucurées et recouvertes d’un vernis noirâtre.
— Bonjour ! prononça-t-il doucement.
Elle décela un étrange accent qui lui fit immédiatement penser à ceux des peuples du Moyen-Orient. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. En se redressant, elle tendit sa main encore tremblante. Il prit le temps de l’observer avant de l’attraper chaleureusement.
— Je m’appelle Pisaro Taïga, dit-il de sa voix douce et chaude.
Sa manière de s’adresser à elle était rassurante, ce qui augmentait son trouble. Elle essayait de reprendre un peu d’aplomb, au moins suffisamment pour cacher les sentiments qui la perturbaient.
— Je… je suis Elisa Green, finit-elle par prononcer d’une voix tremblante.
Elle se racla la gorge avant de reprendre d’une voix un peu plus normale.
— Je suis l’une des traductrices qui participeront à l’assemblée.
Elle avalait difficilement et se fit violence pour garder son calme.
— Vous savez, cette cape est inutile, lui dit-elle d’une voix chevrotante.
Elle l’observait la retirer lentement. Elle comprit soudain la raison de sa frayeur. La créature extraterrestre avait beaucoup de similitudes avec les félins de la Terre. Ses oreilles, bien qu’arrondies, étaient haut perchées sur le dessus de sa tête. Son nez, qui était aussi large à la base qu’entre les yeux, ressemblait à un museau; sa bouche, aux lèvres minces, était tout à fait normale, nonobstant les proéminentes canines. Même l’étrange couleur légèrement tigrée de sa peau n’était finalement due qu’à l’effet du fin duvet qui couvrait la totalité visible de son corps.
La curiosité de la jeune femme avait prit le dessus sur sa peur et, au lieu de retirer sa main, toujours emprisonnée entre les siennes, elle la retourna pour observer sa paume. Elle avait pensé y découvrir des coussinets qui auraient permis de rétracter ses griffes, mais la peau y était rose et lisse.
Après l’avoir bien examiné, sa peur disparut presque entièrement. Elle ne se retrouvait plus que devant un autre être vivant doté lui aussi d’intelligence; chose qu’elle ne pouvait pas certifier chez certains de ses semblables.
Elle resta enfermée plus de deux heures dans la pièce, à partager avec lui des particularités de leur planète respective. Elle aurait prolongé sa visite encore plus longtemps si ce n’eut été du grésillement de la radio que lui avait remise son père, qui remonta du fond de son sac à main. C’était Graham qui la rappelait auprès de lui.
* * *
— Papa, tu dois absolument le rencontrer seul à seul ! lui conseilla-t-elle en le retrouvant dans son bureau.
— Pour l’instant, j’ai plus important à gérer, se défendit-il.
Elisa reconnaissait les intonations qu’utilisait son père lorsqu’il était mécontent. Il n’avait jamais cru qu’on la laisserait rencontrer l’extraterrestre et la peur de ce qui aurait pu lui arriver le tourmentait. Depuis la mort de son épouse, Elisa était la seule personne qui le raccrochait encore à la vie. Mais Elisa était jeune et elle avait soif d’expériences et de connaissance. Elle était bien décidée à faire entendre raison à Graham.
— Comment peux-tu présenter Pisaro correctement aux représentants des états, si tu ne sais rien de lui ?
— Pisaro ?
— C’est ainsi qu’il se nomme, Pisaro Taïga. C’est un scientifique de haute renommée sur sa planète. Nous gagnerions tous à découvrir l’étendue de ses connaissances.
Graham était surpris par l’enthousiasme de sa fille. Elle utilisait les arguments inhérents à son poste de secrétaire général pour le rallier à sa cause. Plus elle parlait et plus il en apprenait sur la créature.
— C’est entendu, abdiqua-t-il. J’irai le rencontrer seul à seul aussitôt que tu m’auras aidé à recruter les membres du personnel dont nous aurons besoin pour accueillir les délégations.
Satisfaite par cette promesse, Elisa s’installa sur le fauteuil placé en face de son père et attrapa la liste qu’il lui tendait.
— Quand arriveront-elles ? lui demanda-t-elle.
— Elles devraient commencer à arriver demain, dans le courant de la journée et en soirée. J’attends encore la confirmation d’une vingtaine d’états. L’assemblée débutera dans deux jours et nous allons devoir trouver de la place pour installer tous ces gens ici même.
Les yeux d’Elisa s’arrondirent.
— Tu veux les installer ici ? Le bâtiment n’est pas équipé pour ça !
— Nous avons donc beaucoup de boulot à accomplir d’ici là.