Catégorie Roman

1e Désinence : Licorneum

Prologue

— Mettez les ossements à l’abri ! cria le professeur Denis Dupré.

Des nuages noirs chargés de pluie couvraient rapidement le ciel qui, un instant auparavant, était dégagé et promettait une journée ensoleillée et propice aux fouilles sur le terrain. Le groupe de chercheurs se trouvait à un peu plus d’un kilomètre de leur camp de base et ils s’empressaient tous de protéger, avec de grandes bâches de plastique, les ossements mis à jour depuis le début des travaux.

L’orage fut soudain et violent. Le tonnerre grondait et les éclairs éclataient à travers la lourdeur du ciel. La pluie martelait la terre rapidement détrempée par la virulence d’un de ces orages dont le parc National des Badlands était fréquemment victime.

Denis Dupré était un professeur titularisé en paléontologie de l’Université de Montréal. Chaque été, il sélectionnait parmi les candidats au doctorat les étudiants les plus prometteurs et il les amenait travailler sur différents chantiers de recherches sur l’ensemble du continent nord-américain. Cette année, il avait choisi de les conduire dans le Minnesota, où un de ses amis dirigeait les fouilles sur des ossements de carnassiers datant du miocène.

Samuel Lorion, l’un de ses protégés, était resté derrière les autres. Il avait dû, à la toute dernière seconde, revenir sur ses pas pour fixer correctement une des bâches qui s’étaient libérées de ses attaches. Il courait pour essayer de rejoindre le campement qu’il distinguait à peine à travers le rideau de pluie. Ses pieds dérapaient et s’enfonçaient dans la boue, l’entraînant dans une glissade vertigineuse vers le fond d’une profonde crevasse qu’un éboulement venait d’élargir. Ses doigts tentaient de s’agripper à quelque chose de solide, mais ils ne rencontraient que la terre molle et gluante qui dévalait inexorablement la pente avec lui.

Il avait toujours cru qu’à l’heure de sa mort, il verrait défiler les images de sa vie, adoucissant la peur provoquée par sa fin imminente. Mais à cet instant précis, tout ce qu’il avait en tête était de trouver un moyen de s’accrocher à quelque chose avant la chute définitive qui l’entraînerait dans les profondeurs abyssales d’un trou boueux.

Alors que Samuel appréhendait sa fin, ses doigts rencontrèrent une matière dure à laquelle il s’agrippa désespérément, tandis que le glissement de terrain continuait sa course inéluctable. La vase coulait sous lui, mais il se cramponnait de toutes ses forces à la seule chose qui l’empêchait de poursuivre sa descente vers la mort.

« Faites que ça tienne ! Mon Dieu, faites que ça tienne ! » priait-il en s’accrochant à deux mains à ce qui ressemblait à une épaisse racine.

La pluie cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé. Sam se retenait toujours en hurlant pour obtenir de l’aide. Il se sentait glisser le long de l’abrupte falaise, entraînant sous son poids la pièce de bois qu’il ne lâchait pas. Il se mit à labourer la terre de ses pieds, essayant d’y trouver un appui, mais la boue s’écroulait sous lui dès qu’il tentait d’y déposer le pied.

Sam continuait de frapper avec l’énergie du désespoir, quand il buta sur un objet enterré profondément dans la paroi. Il parvint enfin à glisser son pied dans ce qu’il identifia comme un enchevêtrement de racines et stabilisa un peu sa position. Il profita de ce court sursis pour s’accrocher plus solidement à une nouvelle prise. En plongeant sa main gauche dans la terre molle, ses jointures se cognèrent contre un morceau de bois légèrement effilé. Il s’y agrippa avec vigueur avant de recommencer à appeler à l’aide.

C’est avec un immense soulagement qu’il vit apparaître, une quinzaine de mètres au-dessus de lui, le visage des autres assistants de recherche.

— Sortez-moi de là ! leur cria-t-il. Je ne sais pas combien de temps encore tout ça va tenir !

Linda, l’une des étudiantes de sa promotion, resta sur place pour le soutenir moralement alors que ses collègues avaient disparu en courant.

— Tiens bon, l’encourageait-elle.

Sam n’avait aucunement besoin de ses encouragements inutiles. Sa vie dépendait de sa capacité à rester accroché à la paroi et il avait la ferme intention de ne pas la lâcher.

— Rends-toi utile ! lui cria-t-il. Trouve quelque chose pour m’aider !

— Les autres sont partis chercher de l’équipement. Ne lâche surtout pas !

Sam appuya sa tête contre la terre de la falaise. Fermant les yeux un moment, il plongea sa main droite un peu plus profondément, jusqu’à ce qu’il découvre une nouvelle prise encore plus solide que la précédente.

Il entendait toujours la voix de Linda, qui arrivait difficilement jusqu’à lui, mais bien qu’elle soit lointaine, ce son avait quelque chose de rassurant. Il avait eu une courte aventure avec elle, lors d’une fête trop arrosée. La fille était jolie, certes, mais aussi beaucoup trop opportuniste pour lui. Elle l’avait laissé tomber comme une vieille chaussette dès qu’elle avait réalisé qu’il ne pourrait en rien faire avancer sa carrière. Sam avait du succès avec les femmes. Son air assuré et son apparence d’aventurier, que lui conférait une pilosité faciale naissante, attiraient les autres étudiantes de son cursus. Linda avait, bien entendu, rapidement succombé à son charme. Ses yeux bruns, toujours rieurs, et sa tenue soigneusement étudiée entre le style chic et celui décontracté le faisaient passer pour un élève de bonne famille, ce qui n’était nullement son cas.

Alors qu’il était plongé dans ses pensées, en haut, on se préparait à lui descendre un harnais. Linda l’encourageait en lui expliquant comment on s’activait pour le sauver.

— Dès que tu seras attaché, nous te remonterons.

Sam vit Linda envoyer l’équipement de sécurité le long de la falaise et atterrir à quelques mètres au-dessus de lui. Sous le poids du harnais, la corde s’enfonçait dans la boue molle, freinant sa progression. Avec régularité, Linda s’emparait du câblage qu’elle secouait énergiquement. Chaque fois, elle provoquait des éboulements de terre qui aveuglait Sam, avant de finir sa course au fond du trou.

De sa position précaire, Sam relevait la tête pour tenter de déterminer où se trouvait le harnais. Quand il regardait vers le haut, il recevait des amoncellements de débris qui l’obligeait à se protéger les yeux, rendant sa situation encore plus dramatique. Ses mains, maintenant moites de sueur, le soutenaient avec de plus en plus de difficulté. Il risqua un regard vers le sommet de la falaise et parvint à voir que l’équipement ne se trouvait plus qu’à un ou deux mètres au-dessus de lui.

— Faites vite ! cria-t-il.

Une pluie de terre humide déboula sur lui, suivit immédiatement par le harnais qui le frappa en plein visage. Il relâcha la prise la moins solide et attrapa l’équipement. De nouveaux débris tombèrent sur lui. Dès que ce fut fini, il glissa sa jambe libre dans le harnachement et en sangla solidement la courroie. Il remonta la main jusqu’à la corde et l’agrippa fermement. Il tenta de retirer son pied de la paroi, mais celui-ci restait coincé dans l’enchevêtrement de racines qui le soutenait sur place. Peu importait l’effort qu’il y mettait, son pied refusait systématiquement de bouger.

— Je suis bloqué, cria-t-il.

— Accroche-toi à la corde, lui répondait la voix de Linda. Nous allons te tirer de là !

Sam suivit ses conseils et relâcha sa prise droite, toujours profondément enfouie dans la paroi. Le poids de son corps balancé sur l’équipement fit s’écrouler un énorme tas de boue qui s’effondra vers le sol, le percutant durement au passage. Il tomba sur près d’un mètre de haut. Son hurlement résonna en écho. L’amas de terre avait frappé sa jambe, le libérant de la falaise, provoquant un mini éboulement à sa hauteur. Pendant mollement dans le vide, un profond renfoncement s’était formé devant lui. Il sentit soudain qu’on le hissait.

— Arrêtez ! Arrêtez ! criait-il.

On stoppa immédiatement de tirer. Sam fixait le trou où se trouvait un tas d’ossements. Il se balança pour tenter d’atteindre l’anfractuosité et s’agrippa au rebord terreux. Un nouveau bloc de boue se détacha et alla choir quelques mètres plus bas, libérant un peu plus les vestiges qui y étaient enfouis. Le crâne d’un équidé était facilement reconnaissable, mais le plus surprenant, c’était la protubérance sur le sommet de ce crâne et qui ressemblait à une corne.

— Qu’est-ce qui se passe ? cria Linda.

— J’ai trouvé quelque chose, ici, dans la falaise !

— Qu’est-ce que c’est ?

Sam ne lui répondit pas. Il ne savait absolument pas quoi lui dire. Comment pourrait-il expliquer ce qu’il observait ? Une licorne… c’était une chose impossible.

Chapitre 1

Samedi 5 décembre 2015

Aux petites heures du matin, Erik Gustavson n’arrivait pas à retrouver le sommeil. En ouvrant les yeux, il regarda le cadran de la chambre d’hôtel qui affichait 3 h 33. « Quelque part, quelqu’un pense à moi », se dit-il en observant les nombres identiques s’aligner en rouge sur l’écran numérique.

Il savait qu’il ne parviendrait pas à se rendormir, il en était toujours ainsi les matins quand il se préparait à partir en mission, surtout que cette mission était de loin la moins banale qu’il ait jamais effectuée.

Il ferma à nouveau les yeux dans une dernière tentative pour récupérer les quelques heures de sommeil restantes. Il se revoyait environ deux mois plus tôt, assis autour de la table dans la cuisine avec Nancy, sa femme et leurs trois fils. C’était un rituel dominical depuis qu’il avait quitté l’armée, voilà une dizaine d’années, de bruncher en famille.

Depuis que Liam, son aîné, avait atteint l’âge de seize ans, tous les dimanches matin ils partaient tous les deux s’entraîner une heure entière au Gold’s Gym, situé sur Hampton Drive, à quelques minutes seulement de la maison dans le quartier de Venice en Californie. Mais ce dimanche-là, il avait aussi emmené Sean, son fils cadet dont on avait fêté les seize ans la veille.

Tandis que les deux garçons parlaient avec animation de la matinée d’entraînement, le benjamin restait renfrogné d’être ainsi laissé à l’écart. Pourtant, Erik se souvenait lui avoir à nouveau expliqué ce jour-là que son tour viendrait bientôt. Mais cela n’avait rien changé, Michael, qui n’avait pas encore onze ans, déclarait l’événement comme un affront à son jeune âge et trouvait injuste d’être toujours mis de côté.

— Mais papa, quand je vais être assez âgé pour y aller à mon tour, mes frères vont déjà être partis à l’université.

— Vois les choses autrement, mon grand. Dis-toi que tu m’auras pour toi tout seul, essaya Erik pour le consoler.

— Oui, mais toi aussi tu vas être trop vieux !

Erik éclata de rire. L’argument était venu tellement spontanément qu’il n’y avait vu aucune offense, tandis que Nancy regardait son fils d’un air sévère.

— Ton père n’est quand même pas encore si vieux, voyons ! Excuse-toi tout de suite, dit-elle.

Avant qu’Erik n’ait le temps de riposter que ce n’était pas grave, le téléphone retentit et Michael se précipita pour répondre, évitant ainsi les réprimandes de sa mère.

C’était Clyde Owen, le PDG de la RDAI (Research, Development & Application International) qui appelait directement chez lui pour fixer un rendez-vous avec Erik l’après-midi même au sujet d’une question confidentielle.

Erik avait travaillé une quinzaine de fois pour le compte de la RDAI auparavant, mais n’avait jamais rencontré personnellement le PDG de la firme. Son recrutement s’était toujours fait par l’intermédiaire de l’agence de John McFarey, son ancien sergent-instructeur à l’académie militaire. Celui-ci avait créé une boîte de protection pour les personnalités devant voyager à l’étranger. John McFarey avait appelé Erik aussitôt qu’il avait appris que ce dernier avait pris sa retraite de l’armée, voilà de cela un peu plus de dix ans.

John McFarey était une personne assez rigide, qui n’apprécierait pas particulièrement que ses hommes passent au-dessus de lui pour s’octroyer des contrats auprès de ses propres clients, à moins que ce soit lui-même qui leur ait remis leurs coordonnées. Par contre, que le PDG soit entré en communication directement avec Erik, surtout un dimanche, l’avait suffisamment intrigué pour annuler la journée dominicale afin de se rendre au siège social de l’entreprise.

En montant dans sa voiture pour aller à son rendez-vous, Erik avait emprunté la I-10E. Il se rappelait que l’autoroute en direction inverse qui menait vers Santa Monica était bondée et avait pensé qu’il devrait retarder son retour jusqu’à la fin de l’après-midi pour éviter les embouteillages. Pour se rendre au centre-ville, il avait profité d’une circulation fluide. Il avait mis moins de quarante minutes pour effectuer le trajet jusqu’au siège social de la RDAI. Étant arrivé un peu plus de trente minutes à l’avance, il avait donc pris le temps de s’arrêter au Starbucks qui était situé sur la Sixième rue Ouest.

Il s’était installé à une table au fond de la salle et sirotait tranquillement un café allongé en feuilletant les nouvelles du matin, lorsqu’il vit entrer Mina Vaslov. Mina était une géologue qu’il avait accompagnée, quelques années auparavant, pour le compte de la RDAI lors d’une expédition au Congo. Il se baissa derrière son journal pour essayer de passer inaperçu, car il n’avait pas l’intention d’entreprendre avec elle une de ses interminables conversations concernant l’égalité des sexes.

Il avait gardé une très mauvaise impression de cette petite bonne femme à la chevelure flamboyante. On ne pouvait manquer de la remarquer quand elle entrait dans une salle, car elle irradiait une assurance qui frisait l’arrogance. Mais il devait avouer que c’était une très jolie femme, surtout ce matin, juchée sur des talons aiguilles de quatre pouces avec une élégante robe d’été blanche aux bretelles effilées qui mettait en valeur la finesse de sa taille. En la regardant à cette distance et ainsi vêtue, elle semblait beaucoup plus grande qu’elle ne l’était en réalité, car elle ne dépassait pas les cinq pieds de plus d’un ou deux pouces.

Alors qu’il l’observait à la dérobée, elle se tourna vers lui et le gratifia d’un sourire joyeux. Quand elle souriait, ses lèvres pleines s’ouvraient sur des dents blanches parfaitement alignées et ses yeux noisette pétillaient de joie. Il lui fit un léger signe de tête un peu sec qui, espérait-il, ne l’inciterait pas à pousser plus loin cette rencontre fortuite.

Elle avait eu un moment d’hésitation, avant de finalement se diriger vers la sortie du café, sans un regard derrière elle. Peut-être s’était-elle rappelée, à ce moment-là, d’avoir menacé Erik de son arme, alors qu’il l’avait enjointe à se cacher avec les autres scientifiques, la poussant devant les hommes, pendant qu’ils subissaient une attaque menée par une d’une bande de guérilleros dans la jungle africaine.

— Mon p’tit bonhomme, lui avait-elle dit d’un ton de reproche. Sachez que le fait que je sois une femme ne justifie pas que vous me traitiez comme un être plus faible que les spécimens mâles ici présents.

Erik en était resté sans voix. Rapidement, Alex Carvi, l’un de ses hommes, s’était interposé entre les deux, en abaissant l’arme que tenait Mina. Alex, en bon diplomate, l’avait alors accompagné dans un lieu sûr, en prenant bien soin de faire passer les autres membres masculins de l’équipe scientifique devant elle.

Environ quinze minutes plus tard, après être sorti du Starbucks, un gardien de sécurité introduisit Erik dans l’immeuble de Hill Street et le dirigea vers le dernier étage. Il entra dans l’ascenseur et appuya sur le bouton du dixième. Il n’avait fait aucun arrêt, car le bâtiment entier était vide, en ce beau dimanche d’octobre. Lorsque les portes s’ouvrirent, il pénétra dans un grand vestibule décoré avec un goût très sûr qui mettait en valeur des lambris de bois en acajou d’un marron rougeâtre, le tout tempéré par un mobilier dans les teintes de crème. Le cadre ambiant était conçu pour apaiser les occupants, contrairement à d’autres entreprises où il était passé et dont le décor se voulait imposant dans le seul but d’intimider les visiteurs.

Une réceptionniste était assise à un bureau en acajou massif avec des pattes sculptées représentant le brin d’ADN. Dès qu’Erik entra dans la pièce, elle se leva et l’accompagna au fond d’un large couloir. Le corridor était longé de locaux dont les vitres noires indiquaient l’absence d’occupants. Elle s’arrêta finalement devant la dernière porte, qui était située à l’extrémité du passage. Aucune fenêtre ne permettait de deviner ce qui se trouvait de l’autre côté du mur, donnant une impression d’importance à cette pièce particulière. Elle l’invita à s’asseoir dans l’un des fauteuils adjacents à l’entrée et pénétra dans le bureau, laissant la porte entrouverte.

Il ne réussissait pas à entendre ce que la réceptionniste disait, son ton de voix était plutôt doux et réservé, mais il comprit très bien ce que son interlocuteur répondit.

— Faites-le entrer et apportez-nous du café s’il vous plaît, Brenda.

La voix était celle d’un homme habitué à donner des ordres et aussi à se faire obéir. Il supposait qu’elle appartenait à Clyde Owen, le PDG de l’entreprise. Il se leva avant même que Brenda ne soit ressortie du bureau, pressé de connaître la raison de cette convocation.

— Comment prenez-vous votre café, monsieur Gustavson ? lui avait-elle demandé avant de lui faire signe d’entrer.

— Noir, tout simplement. C’est bien aimable, merci !

En passant la porte, Erik fut surpris de découvrir un salon dont les murs entiers étaient couverts de lattes de bois ouvragées. Au centre de la pièce, on trouvait deux confortables causeuses de tissu ivoire et une table basse aux motifs anciens, disposée entre les deux fauteuils, sur un grand tapis persan beige qui recouvrait en grande partie le plancher de bois. Face à l’entrée trônait un foyer derrière lequel on devinait l’espace de travail du PDG.

— Veuillez vous asseoir ! Une voix lui parvenait derrière une seconde porte à demi close. Je suis à vous dans un petit instant.

Erik prit place face à la porte d’où provenait la voix. Lorsqu’il vit Clyde Owen en sortir, se frottant les mains sur une serviette blanche brodée du logo de l’entreprise, il le reconnut aussitôt. L’homme était âgé d’une cinquantaine d’années et avait un léger embonpoint, mais celui-ci était moins évident qu’il ne le semblait sur les photos des journaux où il l’avait aperçu quelques fois.

Ce que les photographies en noir et blanc de mauvaise qualité des tabloïdes ne laissaient pas paraître, c’était son regard perçant d’où brillait l’intelligence. À travers son épaisse tignasse noire coupée avec soin, ne transparaissaient que de rares traces de gris. Elle était enviée des hommes comme Erik, dont la coiffure s’était rapidement clairsemée en laissant de plus en plus d’espace aux cheveux grisonnants.

Le PDG s’avança vers lui d’un pas assuré en lui tendant la main d’une manière amicale. Il prit place sur la causeuse face à Erik, relevant légèrement son pantalon beige qui laissait percevoir une paire de bas blancs. Erik sourit en les voyant, il avait lu dans un journal à potins que l’homme qui ne portait que des costumes de marque arrêtait toute coquetterie lorsqu’il s’agissait de ses bas. Il avait même été cité dans l’un de ces journaux qu’il agençait la couleur de sa chemise, qui était inévitablement blanche, à la couleur de ceux-ci.

— Bonjour ! Monsieur Gustavson, je suis heureux que vous ayez pu répondre aussi prestement à mon invitation.

— Je dois avouer que la curiosité y a été pour beaucoup M. Owen.

Erik avait l’habitude de s’exprimer brièvement et directement. En homme d’action, il était peu versé à l’art du badinage.

— Voilà qui va droit au but, Erik. Vous permettez que je vous appelle Erik ? avait-il demandé pour la forme. Appelez-moi Clyde, ce sera moins formel ainsi.

On frappa alors discrètement à la porte qui s’ouvrit sans attendre la réponse. Ils virent Brenda apparaître en tenant un plateau de bois contenant deux tasses de café fumant ainsi qu’une assiette de biscuits aux amandes. Elle déposa le tout sur la table basse. Clyde Owen, qui n’avait pas dit un mot depuis son entrée, attendit qu’elle eût terminé de servir avant de poursuivre.

— Merci beaucoup, Brenda, vous pouvez nous laisser maintenant. Je vous revois demain matin.

— Merci monsieur, avait-elle répondu avant de quitter le bureau.

Clyde Owen prit la tasse placée près de lui et avala une petite gorgée du café fumant.

— J’adore boire mon café alors qu’il est encore brûlant, dit-il. Je crains qu’avec les années, mon système ne se soit accoutumé à cette sensation de brûlure.

Il but une seconde gorgée avant de déposer sa tasse.

— Allons droit au but Erik, le sujet de ma demande est un peu délicat et très confidentiel, avait-il commencé. Si j’ai pris contact directement avec vous, c’est justement pour cette raison, car, moins de gens seront au courant du travail que j’ai à vous proposer, mieux ce sera pour tout le monde.

— Vous aiguisez ma curiosité, monsieur Ow… Clyde, se reprit Erik.

— Le moment et le lieu de la mission doivent pour l’instant rester confidentiels, mais dans les grandes lignes, j’ai besoin d’une équipe de protection pour une expédition dans des contrées sauvages. Quatre de nos scientifiques doivent y effectuer des recherches et nécessitent une garde rapprochée.

— Vous désirez donc un garde pour chacun d’eux !

— Comme je viens de vous le dire, il s’agit de contrées très sauvages. Je pensais plutôt au recrutement d’au moins deux hommes pour chaque membre de mon personnel. De plus, vous devrez avoir accès à un expert en communication, car le système en place est inexistant.

— Oh ! Et vous ne pouvez pas m’en dire plus ? Qui seront nos guides ? Quelles sont les exigences pour le pays en question ?

— Vous n’en aurez aucun. Cette région est, disons… hors des zones de peuplement. La durée de l’exploration ne devrait pas excéder deux ou trois jours. La rémunération est très substantielle, n’ayez aucune inquiétude pour ça. Évidemment, monsieur McFarey ne sera pas laissé pour compte.

— Et quand serons-nous mis au courant du reste des données ?

— Aussitôt que vous aurez accepté d’être le responsable de l’expédition et que vous aurez signé l’accord de confidentialité. L’information ne doit pas sortir du cercle de notre équipe, et ce, sous aucun prétexte.

— Et vous ne pouvez pas me dire à quelle date nous devrons partir.

— Dans un mois ou deux, le temps que vous rassembliez vos hommes et que tout l’équipement nécessaire soit prêt.

— Et quel est le montant dont vous me parliez à l’instant ?

— Nous avons prévu une rémunération de 10 000 $ pour chacun de vous, et ajoutez 5 000 $ chacun par jour sur le terrain et le double pour vous en tant que chef d’équipe. L’expert en communication touchera un supplément de 1 000 $ par jour. Mais si l’information s’ébruite, des poursuites seront intentées dans le seul but de mettre le coupable à la rue.

— J’ai une entière confiance aux hommes avec lesquels je travaille, là-dessus je n’ai aucune inquiétude quant à leur discrétion.

Clyde Owen se pencha alors au-dessus de la table basse pour ouvrir le tiroir qui faisait face à Erik et en sortit un document de cinq pages contenant les clauses relatives au contrat offert. Il saisit un stylo plume Mont-Blanc en or rouge dans la poche de son veston et le posa en évidence juste à côté de la liasse de papier.

— Je vous laisse prendre connaissance de ceci, je dois faire un appel durant ce temps. Si vous avez des questions, je pourrai y répondre à mon retour.

Erik prit le temps de lire l’ensemble des clauses et n’y vit rien d’inusité. Il ressemblait dans les grandes lignes à tous les autres contrats qu’il avait signés jusqu’à ce jour. Seul l’accord de confidentialité contenait des formulations plus pointues qu’à l’habitude, mais rien de particulier n’attira son attention.

Ce métier comportait des risques, ce qui le rendait très lucratif, mais ce contrat était de loin le plus payant qu’il avait eu à exécuter jusqu’à maintenant. Avant que Clyde Owen ne soit revenu s’asseoir au salon, Erik avait déjà initialisé chacune des pages et apposé sa signature au bas de la dernière page du document.

Chapitre 2

Erik repoussa d’un geste brusque, les lourdes couvertures en regardant le réveil, 3 h 59.

« C’est assez ! » se dit-il, « aussi bien commencer la journée ! »

Il s’assied sur le bord du lit en se passant les mains sur le visage. Il observa son reflet dans le grand miroir qui trônait au-dessus de la commode et poussa un soupir en apercevant ses cheveux coupés en brosse dont la teinte argentée remplaçait de plus en plus la couleur autrefois foncer. S’il laissait allonger sa barbe naissante, il pourrait passer pour un vieux sage tant le gris y était prédominant, mais ses traits étaient encore fermes, ses pattes-d’oie profondes lui donnaient un air plus sympathique qui contrastait avec la sévérité des sillons qui lui parcouraient le front.

Il se leva et se dirigea vers la salle de bain en laissant tomber son pantalon de pyjama sur le plancher avant de sauter sous la douche. Le jet chaud de l’eau glissait sur son corps ferme et bronzé pendant qu’il se savonnait avec un pain de savon au parfum d’aloès fourni par l’hôtel.

Il ferma le robinet d’eau chaude et termina de se rincer sous l’eau froide. Quand il eut fini, sa peau était parcourue de chair de poule.

Aussitôt sa barbe rasée de près et ses dents brossées, il ramassa son pantalon de pyjama qu’il plia avec soin avant de le glisser dans son sac à dos. Sur la causeuse se trouvaient ses vêtements pour la journée, qu’il avait posés là la veille, bien ordonnés. Il s’habilla rapidement et fit le tour de la chambre afin de s’assurer qu’il n’avait rien oublié. Le réveil affichait seulement 4 h 30, trop tôt pour le restaurant de l’hôtel.

Lorsque le gardien de nuit de la RDAI lui ouvrit la porte de l’immeuble, la montre d’Erik indiquait 4 h 48.

— Bonjour ! Monsieur Erik, vous êtes bien matinal, lui dit-il. Vous venez retrouver monsieur Max en bas ?

— Max est déjà là ! À cette heure ! s’exclama Erik.

— Monsieur Max est ici depuis bientôt deux heures. Il a dit devoir exécuter un travail important aujourd’hui.

— Merci, Hector, je descends le rejoindre tout de suite. Passez une bonne journée.

Et sans attendre, Erik s’engouffra dans l’ascenseur avec son sac de voyage sur l’épaule. Qu’est-ce qui pressait tant Max, surtout si près de l’heure du départ.

Il avait rencontré Max deux mois auparavant, c’était Clyde Owen qui les avait mis en contact aussitôt après avoir signé les papiers d’engagement. Clyde Owen lui avait proposé de le suivre pour lui présenter la personne à l’origine de cette mission. Ils étaient alors descendus au second sous-sol de l’entreprise qui donnait sur le stationnement des employés. Clyde Owen avait utilisé une clé qui donnait accès à la porte opposée de l’ascenseur. Elle s’ouvrait sur une grande pièce blanche où était alignée une série de cubicules sur tout un côté. Les panneaux de séparation ne dépassaient pas quatre pieds afin de permettre à chacun de communiquer aisément les uns avec les autres et, au fond de la salle, se trouvait une longue table de conférence qui pouvait accueillir facilement une douzaine de personnes. Cette table partageait l’espace avec un coin-cuisine et un tableau blanc qui remplissait la moitié du mur.

Au centre de la pièce se tenait un homme, debout devant un petit instrument qui ressemblait à un appareil photo sur son trépied. Il était concentré sur son travail et ne portait pas attention à l’arrivée de Clyde Owen et d’Erik.

— J’espère que tu nous as rapporté quelque chose à manger cette fois, dit-il en relevant la tête. Ah ! Clyde, je croyais que c’était Mina qui revenait enfin. J’imagine que vous êtes Erik Gustavson !

Erik avait eu un léger mouvement de surprise, mais Clyde semblait tout aussi étonné, sinon plus.

— Vous vous connaissez ?

— Pas du tout, mais Mina m’a raconté l’avoir croisé au Starbucks tout près. Elle a donc supposé, avec raison comme d’habitude, que c’était lui que vous vouliez nous présenter.

— Ah oui ! c’est vrai, avait dit Clyde Owen, faisant face à Erik en éclatant de rire. J’avais oublié que vous aviez déjà travaillé avec Mina.

Erik n’appréciait pas vraiment le sous-entendu, mais s’il avait gardé en mémoire l’événement du Congo, elle aussi devait se le rappeler.

— Laissez-moi me présenter, Maximillian Jakobsson. Je suis celui qui rendra votre retour possible.

Erik se tourna à nouveau vers Clyde Owen, attendant une explication de sa part.

— Pas si vite, Max ! Erik n’est pas encore au courant des détails.

On entendit la porte de l’ascenseur qui s’ouvrait, attirant le regard des trois hommes sur Mina qui entrait dans la pièce.

— Bingo ! réagit-elle quand elle découvrit la présence d’Erik. Je l’avais bien dit que ce serait lui que Clyde choisirait comme chef d’équipe. Avoue au moins, Max, que j’ai toujours raison.

Mina se retourna vers Erik.

— Bonjour Erik, contente de te revoir.

Mina se dirigea vers la table où elle déposa ses sacs. Elle commença à déballer leurs contenus, soit deux bols de soupe dans des contenants en styromousse, deux emballages renfermant des sandwichs et deux cafés dans des tasses en carton aux couleurs de Starbucks.

Max rejoignit Mina. Il devait mesurer un peu moins de six pieds, mais avec Mina à ses côtés on aurait pu le croire plus grand. Erik avait remarqué que Max était bel homme, mais en comparaison de la chevelure flamboyante et de l’allure pimpante de Mina, ce dernier paraissait effacé.

— Allez hop ! les hommes, dit Mina en s’asseyant. Si j’ai bien compris, Erik ne sait rien encore !

Chacun prit place autour de la table à l’exception d’Erik qui resta debout, hésitant sur l’attitude à adopter face à Mina.

— Pas de chichi avec nous, Erik, lui envoya Mina. Je t’assure que tu as intérêt à t’asseoir pour entendre ça.

Tandis qu’Erik s’installait, Clyde Owen s’était levé pour allumer un projecteur. Sur le grand tableau blanc apparut l’image d’une immense prairie où le blé doré était bercé par le vent, on pouvait apercevoir en arrière-plan la silhouette des hautes montagnes qui remplissaient l’écran.

— C’est l’endroit où nous devons aller, dit Max en souriant, les yeux pétillants d’excitation en regardant l’image.

— Et où est-ce exactement ?

— Oh, Erik ! s’enthousiasma Mina qui finissait d’avaler une bouchée de son sandwich. C’est quelque part en Amérique du Nord, mais on ne peut pas dire précisément où…

— Au diable le « où », avait renchéri Max. Quand ! Voilà ce que vous voulez savoir, rien d’autre n’est plus important que ça !

En disant cela, on avait vu surgir à l’écran, en pleine prairie, un mammouth. Erik s’était enfoncé dans son siège en découvrant la bête. Il avait souvent écouté des documentaires sur les animaux préhistoriques, mais il ne comprenait pas où tous voulaient en venir. Mais l’idée d’un « Parc jurassique » à la Michael Crichton l’avait effleuré. Mais on était ici dans la vraie vie et avec la technologie cinématographique disponible aujourd’hui, il était facile de montrer n’importe quoi sur un enregistrement.

— Et vous pouvez me dire à quel moment se situe ce « quand » ? avait-il fini par demander.

Ils n’attendaient que ça pour poursuivre, car ils se mirent tous à parler en même temps et Erik, qui ne comprenait rien à leur cacophonie, trouvait leur enthousiasme évident. Il resta assis patiemment jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent qu’il ne les écoutait plus et au bout d’une dizaine de minutes, il se racla la gorge pour attirer leur attention.

Cela nécessita un peu de temps avant que le calme ne revienne et c’est Clyde Owen qui prit le premier la parole enjoignant les autres au silence d’un simple signe de la main.

— Bien ! Ce que nous essayons de vous faire comprendre c’est que le point crucial de l’expédition n’est pas l’endroit, mais bien le temps.

— Vous parlez de la température ? demanda Erik, incertain de bien saisir la portée des paroles qui venaient d’être prononcées.

— Pas vraiment, même si c’est un facteur important. Clyde faisait plutôt référence à une époque, dit Max en jubilant.

Erik ouvrit grand les yeux, la bouche entrouverte, il n’arrivait pas à émettre un son. Les trois complices restaient muets, laissant à Erik le loisir d’assimiler cette nouvelle information.

— Vous voulez dire que vous allez nous faire voyager à travers le temps ! ironisa-t-il.

— Exactement, répondit Clyde avec sérieux.

Clyde Owen était adossé dans son siège, l’air satisfait de l’effet qu’il venait de produire sur Erik.

— En réalité, nous parlons d’environ cent dix à cent vingt mille ans avant aujourd’hui, ajouta Max sur le ton de la confidence.

Erik observait tour à tour Clyde, Max et Mina, s’attendant à tout moment à les voir éclater de rire. Pourtant ils ne semblaient pas prendre la chose à la légère et une atmosphère d’excitation planait au-dessus de chacun d’eux. Ils regardaient Erik sans rien dire, lui laissant le temps d’absorber ce qu’ils venaient de lui annoncer.

Après quelques secondes de silence qui parut durer de longues minutes pour Erik, Clyde Owen reprit la parole.

— Si nous avons opté pour cette période, ce n’est pas par pur hasard. Nous devions déterminer une datation qui ne vous plongerait pas en pleine ère glaciaire, mais nous ne pouvions pas prévoir avec certitude la température lors de votre arrivée là-bas. Nous supposons qu’elle sera néanmoins relativement clémente.

Erik hocha lentement la tête en signe de compréhension, mais son visage montrait encore des signes de consternation.

— Vous êtes réellement sérieux !!? parvint-il à articuler.

Il avait la bouche sèche et pâteuse, son cerveau n’arrivait pas à concevoir la possibilité que ce soit réel. Il allongea le bras et prit la tasse de café de Mina qu’il approcha doucement de ses lèvres tant pour s’assurer de la température de celui-ci que pour se donner une contenance. Il se rendit compte que sa main tremblait légèrement. Il prit une longue gorgée et grimaça, lorsque la saveur sucrée lui remplit la bouche.

Mina éclata de rire.

— Désolé, Erik, j’aime bien que mon café soit assez sucré !

Il réalisa alors qu’il venait de boire dans la tasse de Mina.

— Nous avons de l’eau au réfrigérateur, vous en voulez, offrit Max en étirant le bras vers la porte du frigo.

Max lui tendit une bouteille d’eau froide de l’autre côté de la table, en poursuivant d’un ton qu’il espérait rassurant.

— Je sais que cela semble incroyable, mais laissez-moi vous expliquer comment nous en sommes arrivés là.

Il entreprit une longue explication sur la physique spatio-temporelle ainsi que sur les découvertes qui leur avaient permis de mettre au point un appareil capable d’effectuer physiquement des bonds dans le passé.

— Les recherches et la conception du dispositif de transport se chiffrent en milliards de dollars, ajouta Clyde Owen, et nous devions trouver une manière de rentabiliser tous les frais encourus pour développer cette nouvelle technologie.

— Et pourquoi vous projeter aussi loin dans le temps ? demanda Erik.

— Parce que, nous devons prendre en compte les répercussions d’une incursion dans l’histoire humaine, poursuivit Max, comme si la réponse était évidente.

Erik écoutait attentivement les explications du mathématicien. Bien qu’il ne saisisse rien à la physique spatio-temporelle, il comprenait le concept général.

— Ce dispositif nous permet de relier un point GPS dans un lieu précis de notre présent avec celui d’une époque passée, et ce, en croisant les coordonnées d’un trou noir que nous créons. En intégrant les paramètres d’inclusion d’un espace clos contenant des objets animés ou inanimés, la machine active, par l’intermédiaire de l’énergie négative du trou noir, l’absorption de la matière pour la propulser à l’endroit et au moment désiré.

Le premier test que nous avons effectué, a été d’envoyer l’appareil dans le laboratoire, à seulement quelques secondes dans le passé. La première expérience s’est mal passée puisque les deux dispositifs se sont retrouvés exactement au même endroit au même moment. L’atterrissage de la machine du futur a détruit celle du présent, changeant par la même occasion les données de notre nouvelle réalité. L’appareil du futur disparut aussitôt en s’évaporant dans un nuage de vapeur verte et il n’est resté qu’un tas de morceaux de métal irrécupérables de notre équipement.

Nous avons alors fabriqué un second dispositif spatio-temporel et quand il a été opérationnel, nous avons choisi de l’envoyer à l’extérieur du bâtiment, pour éviter de répéter la même situation. Quelqu’un était à l’extérieur pour le réceptionner et nous avons fait un bond de deux minutes dans le passé. Cette fois, tout a très bien fonctionné.

Il était plus compliqué d’effectuer des contrôles sur des périodes plus éloignées dans le temps. On a donc modifié l’appareil pour y ajouter un programme de retour spontané. Cela nous a pris quelques semaines pour pouvoir tout automatiser et recommencer à examiner les résultats sur un laps de temps plus rapproché. Ce n’est qu’après ces dernières expériences que nous avons pu expérimenter des essais d’une plus grande portée, en utilisant un terrain qui était vacant à la date où la machine était envoyée. Comme nous ne pouvions pas savoir si les nouveaux tests fonctionnaient réellement, nous avons installé une webcam sur le dispositif. Par la suite, il rapportait chaque fois des images que nous pouvions comparer avec celles du site d’aujourd’hui ainsi que celles des voyages précédents.

Sauf que la programmation de retour, pour fonctionner, doit être établie sur une position GPS précise alors que sur un des essais, la machine n’est jamais revenue. Tout ce que nous savons n’est que supposition. Nous pensons qu’il a dû être emporté soit par un animal, soit par un humain, mais nous ne l’avons jamais retrouvé.

Par la suite et après avoir construit un nouvel appareil, nous avons toujours effectué des tests de très courte durée afin de nous assurer que l’équipement n’ait pas le temps d’être déplacé avant son retour. Nous avons choisi comme site d’atterrissage, un terrain vague situé à Bel-Air, à l’endroit exact où Clyde avait fait bâtir sa maison en 1999.

Nous avons commencé par envoyer le dispositif au 10 octobre 1997, date à laquelle Clyde s’était porté acquéreur du terrain. L’engin est revenu avec trente secondes d’images d’herbes folles, l’opération a ainsi été répétée le dixième jour de chaque mois. En mai 1999, les travaux de construction avaient débuté et à partir de ce jour-là, nous avons suivi le chantier quotidiennement sur des tranches de trente secondes sur une période d’une vingtaine de jours.

Le vingt-troisième jour, soit le 29 mai 1999, l’appareil est réapparu couvert de sang. Il était impossible de voir quoi que ce soit sur l’enregistrement qui est resté totalement noir durant toute la durée des trente secondes, probablement à cause de la quantité du liquide poisseux qui obstruait l’objectif de la caméra.

Afin de comprendre ce qui s’était passé là-bas, nous avons fait des recherches dans les journaux locaux des jours suivant la date de l’événement. Nous avons finalement découvert qu’un enfant était mort, transpercé du sommet du crâne jusqu’à la plante des pieds. La victime s’était trouvée sur la trajectoire de l’appareil spatio-temporel au moment de son atterrissage et l’énergie émanant du transfert avait laissé un trou béant sur toute la longueur du jeune garçon.

— Vous avez été encore chanceux que cette machine n’ait pas traversé un avion, renchérit Mina, qui entendait cette histoire pour la première fois.

Max se tourna vers Clyde Owen avec un regard navré, laissant ce dernier poursuivre le récit.

— Le plus étrange, ce fut le moment où j’ai découvert le nom de mon fils de dix ans sur le journal. J’ai été assailli par le souvenir de son décès, comme si l’accident venait juste de se produire. En même temps que les souvenirs de sa mort s’imposaient, des images floues de lui vivant qui avait grandi et était devenu adulte, se superposaient dans mon esprit.

Ces dernières images s’estompaient comme lorsqu’on se réveille d’un mauvais rêve qui s’efface dans les brumes de l’inconscient.

J’ai brusquement quitté le bureau et j’ai sauté dans ma voiture pour me rendre chez moi et puis, à mi-chemin, je me suis immobilisé. Je n’habitais plus la maison de Bel-Air, en fait, nous n’y avions jamais aménagé ma femme et moi. Je savais que nous avions deux autres enfants, des filles âgées respectivement de douze et quinze ans. Pourtant je n’arrivais pas à fixer leurs visages dans mon cerveau, non plus que celui de leur mère.

Je possédais dorénavant un appartement dans le centre de Los Angeles où je vivais seul. Mon épouse m’avait quitté environ deux ans après la mort de notre fils et était partie refaire sa vie dans l’est du pays. Donc, mes filles n’avaient jamais vu le jour.

Je suis alors revenu en ville et j’ai directement rejoint l’équipe de recherche. Nous avons utilisé l’appareil pour nous envoyer un message le matin même de l’expérience afin de ne pas effectuer le test du 29 mai 1999.

Maintenant, le cours de nos existences a repris sa place d’avant l’accident, quoique je garde vaguement en mémoire le décès de mon fils et les répercussions que cela aurait pu avoir sur ma vie actuelle. C’est comme un cauchemar qui m’a paru tellement réel que je n’arrive pas à l’effacer complètement de mon esprit et seuls les gens présents dans cette pièce se souviennent de cet événement.

Cet incident nous a permis de comprendre les risques inhérents au voyage spatio-temporel ainsi que toutes les conséquences possibles sur notre réalité et sur celle des autres, quoique nous soyons les seuls à en avoir conscience.

— Oui, mais vous avez pu remettre les choses en place facilement, l’interrompit Erik.

— Imaginez ça autrement, Erik ! Si c’était moi qui étais mort plutôt que mon fils. Est-ce que l’autre PDG de l’entreprise aurait accordé le budget pour ce projet de recherche ? Si cela n’avait pas été le cas, la machine n’aurait probablement jamais été conçue et il aurait alors été impossible de corriger l’événement. Si nous allons plus loin dans le temps et que nous modifions quoi que ce soit de relatif à l’histoire, cela pourrait faire en sorte que n’importe lequel des membres de cette équipe aurait pu disparaître, tout simplement parce qu’accidentellement nous aurions tué un de ses ancêtres. Pouvons-nous, dans ce cas, être certains que l’appareil pourrait exister à notre époque ?

— Mais pourquoi poursuivre ces travaux, si comme vous le dites, le risque est aussi énorme ?

— C’est une question de rentabilité. Maintenant que nous sommes conscients des dangers, nous l’utilisons avec un maximum de prudence et en tenant compte de tous ces facteurs. C’est la raison pour laquelle nos sauts sont autant éloignés dans le temps. Selon tous les archéologues, il y a plus de cent mille ans, l’homme n’existait pas sur le continent américain pas plus que sur aucun autre d’ailleurs.

— Et comment pouvez-vous être certains que votre technologie ne tombera pas entre de mauvaises mains ?

— C’est une information que je ne peux pas divulguer, mais sachez qu’il n’existe actuellement qu’un seul appareil spatio-temporel et qu’il en sera toujours ainsi. Max et moi, nous en sommes assurés.

Max hocha la tête en signe d’assentiment.

— Et comment pouvez-vous garantir notre retour ?

Max regarda Erik avec un grand sourire.

— C’est moi votre assurance. Je peux programmer la machine de n’importe quel endroit pour vous ramener au moment désiré. Vous n’avez aucune inquiétude à avoir de ce côté.

Chapitre 3

En entrant dans le laboratoire, Erik remarqua tout le barda qui traînait au centre de la pièce. La majeure partie de l’équipement nécessaire au voyage avait été apporté la veille en vue du départ imminent. Il s’y trouvait des caisses de bois contenant assez d’armes et de munitions pour tenir plusieurs jours : des boîtes entières de repas lyophilisés pour les nourrir durant plus de deux semaines, à raison de trois repas par jour ; les sacs à dos de chacun des membres de l’expédition ainsi que l’équipement d’escalade de trois d’entre eux ; les instruments de communication ; ainsi que la grande tente, qui était rangée dans une boîte de toile étanche et aussi des hamacs, pour le confort des hommes. John avait même insisté pour qu’on ajoute une caisse de grenades en plus des armes, « on ne sait jamais ce dont on pourrait avoir besoin » avait-il dit pour justifier sa demande. Tout ce matériel remplissait la moitié de l’espace central du labo.

Il vit Max qui était installé dans un des cubicules et Erik alla le rejoindre aussitôt.

— Bonjour Max, tu es vraiment très matinal ! Est-ce qu’il y a un problème avec ta machine ?

Erik venait de remarquer que l’appareil était sur l’unité de travail du mathématicien. Le boîtier était grand ouvert devant lui et ce dernier le manipulait à l’aide d’outils de précision. Il ne voulait pas courir le risque d’effectuer un saut dans le passé avec une machine défectueuse, surtout que leur retour dépendait de cet instrument. Si le moindre doute subsistait sur la fiabilité de l’engin, ils devraient tous retarder leur départ, le temps que de nouveaux tests soient exécutés.

— Non, aucun problème Erik, le rassura Max. Mais cette nuit, une idée m’est venue. Je ne comprends pas comment personne n’y avait pensé auparavant.

— Est-ce que je peux savoir de quoi tu parles ? demanda Erik, vraiment intéressé.

— Je parle d’une balise de localisation implantée dans l’appareil spatio-temporel. S’il arrivait quoi que ce soit là-bas, la machine pourrait être retrouvée facilement grâce à l’antenne de communication.

Joignant le geste à la parole, Max indiqua à Erik l’espace utilisé pour installer un petit dispositif soudé à l’intérieur du boîtier.

— Voilà qui pourrait nous être utile, avoua Erik.

— Et toi, tu parles de moi, mais il est un peu tôt pour toi aussi.

— L’énervement du grand départ, j’imagine ! J’étais réveillé et j’en avais marre de tourner en rond dans mon lit.

— C’est parfait, il me semble que je serais mûr pour un bon café.

Erik éclata de rire devant l’esprit pratique de Max.

— T’as raison, j’aurais dû y penser. Tu veux autre chose avec ça ?

— Si les muffins sont frais, apportes-en plusieurs ! Je suis certain que d’ici une heure les autres vont déjà commencer à arriver.

Erik se retrouva accoudé au comptoir du Starbucks à attendre que le commis sur place prépare sa commande. Le jeune homme ne devait pas être là depuis longtemps, car il avait beaucoup de difficulté à s’exécuter, peu importait la tâche qu’il accomplissait.

« L’armée l’aurait mis au pas » se dit Erik. La nonchalance des jeunes d’aujourd’hui était un sujet problématique pour l’avenir du pays. Il pensa à ses fils qui, grâce à l’éducation qu’ils leur avaient donnée sa femme et lui, étaient des adolescents débrouillards et travaillants.

Il se souvint d’Alex Carvi, une jeune recrue qui était entrée à l’académie parce que ses parents ne savaient plus quoi faire de lui. Le père d’Erik, qui lui enseignait n’avait jamais réussi à l’intéresser à quoi que ce soit. Il était indiscipliné et arrogant et si la chance lui ouvrait la porte, il n’hésitait pas à fuguer pour s’offrir une virée en ville et traîner avec les filles.

Erik avait rencontré ce dernier la première fois lors d’une fête de Thanksgiving où le garçon avait été convié à la maison par son père. Il était le seul étudiant de sa promotion à rester à l’académie pour le long week-end. Erik était arrivé chez ses parents alors qu’il était avachi sur le fauteuil du salon pendant que toute la maisonnée s’affairait à aider aux derniers préparatifs. Les femmes s’activaient dans la cuisine tandis que les hommes discutaient en installant de grands panneaux de bois sur des tréteaux afin d’en faire des tables capables d’accueillir tout ce monde.

Erik avait laissé son épouse Nancy aider sa mère et ses amies et il s’était dirigé au salon, s’asseyant sur le sofa face au garçon. Il était resté ainsi à le regarder sans dire un seul mot. C’était vraiment un beau spécimen aux cheveux et aux yeux foncés et il semblait croire que son sourire charmeur lui ouvrirait toujours toutes les portes. Mais d’après ce qu’il avait entendu, ça fonctionnait quand même assez bien pour lui. Même certains des hommes de l’académie, son père le premier, étaient tombés sous son charme.

Alex était un grand gaillard d’un peu plus de six pieds avec une musculature avantageuse et un teint naturellement tanné, ce qui ajoutait à son charisme. Mais quand il lui décrocha un de ses sourires charmeurs, Erik comprit. Son sourire était naïf et communicatif, sa belle dentition d’une blancheur éclatante mettait en valeur son teint foncé et ses yeux d’un brun vif qui reflétaient la confiance en lui.

Il avait alors commencé à discuter avec lui. Alex s’était montré très intéressé par le genre de mission qu’Erik effectuait. Depuis ce jour, il l’avait pris sous son aile et chaque fois qu’il en avait l’occasion, il passait le voir. Quand Alex avait enfin atteint l’âge d’entrer dans l’armée régulière, il rejoignit l’armée de terre et fut rapidement muté dans l’unité d’Erik, à sa propre demande, bien entendu. Il avait encore réussi à faire jouer son charme avec le personnel d’attribution, ce qui n’était pas pour surprendre qui que ce soit qui le connaissait. Erik s’était tout de même demandé à cette époque, qui était la femme, dans ce département, la plus susceptible de lui ouvrir la porte de l’unité qu’il désirait.

Quand plus tard Erik avait pris sa retraite de l’armée, il n’avait pas fallu plus de deux ans avant qu’Alex le rejoigne dans l’entreprise de protection de John McFarey. La discipline y étant moins rigide, Alex avait laissé libre cours à sa coquetterie et portait depuis des mèches blondes dans ses cheveux bruns et une boucle d’oreille en diamant qu’il exhibait fièrement à l’oreille gauche.

— Souvenir d’une nuit mémorable, lui avait-il confié un jour sans vouloir en dire plus.

Dès le lundi suivant sa rencontre avec Clyde Owen, Erik s’était présenté chez Alex. Ce dernier connaissait tous les trucs de communication, aussi archaïques fussent-ils. C’était l’homme dont il avait besoin pour l’accompagner dans cet endroit et celui-ci accepta avant même d’avoir été mis au courant des détails de la mission. Mais Alex voulait discuter de son jeune frère, Kevin.

— Qu’est-ce qu’il a fait cette fois ? lui demanda Erik.

Erik avait entendu parler de Kevin par son père qui avait enseigné aux deux frères. Ce dernier avait été un étudiant modèle qui s’était démarqué tant dans les tests physiques de l’académie que par son intelligence et sa loyauté. Aussitôt qu’il fut entré dans l’armée, sa discipline s’était mise à faire défaut. Kevin était trop intelligent et ne se gênait pas pour faire comprendre à ses supérieurs la bêtise de certaines de leurs décisions.

— Il a été définitivement renvoyé, lui dit Alex, en baissant la tête. Pour manquement à l’honneur et insubordination, ajouta-t-il après un instant d’hésitation.

— C’est drôle, mais je n’en suis pas vraiment surpris. Il était trop intelligent pour n’être qu’un simple soldat, mais pas assez malin pour savoir se taire.

— McFarey a refusé de l’engager, il croit qu’il peut être un facteur de perturbation parmi ses groupes.

— Qu’est-ce que l’armée lui reproche précisément ? demanda Erik, étonné par le refus de McFarey d’embaucher un aussi bon élément.

— Il a quitté le camp sans aucune autorisation durant tout un week-end et il l’a passé avec l’épouse d’un officier supérieur.

Un léger sourire avait éclairé le visage d’Alex en expliquant la vraie raison du renvoi de Kevin.

— Et l’officier supérieur n’était nul autre que Victor McFarey, ajouta-t-il aussitôt.

Erik éclata de rire, Vic, le frère cadet de John McFarey, était un imbécile doté d’une épouse certes magnifique, mais tout aussi infidèle. Il était certain que le charisme méditerranéen du jeune homme n’était pas passé inaperçu aux yeux de cette femme volage. Kevin, contrairement à Alex, possédait un charme enfantin qui donnait aux personnes du sexe opposé l’envie de le protéger. Il portait ses cheveux foncés, assez longs pour laisser ses boucles lui encadrer le visage et ses yeux sombres étaient bordés par d’épais cils noirs, ce qui accentuait son regard pénétrant. Son corps d’athlète n’était pas en reste, il était un bon coureur, ce qui lui conférait une musculature plus fine que la majorité des hommes qui passaient leur temps à s’entraîner avec des haltères et de plus, il savait comment se faire aimer par son caractère habituellement conciliant et serviable.

— Et tu crois que mon épouse est en sécurité si je l’engage avec nous dans cette expédition !

Alex sourit, il savait que Kevin serait du groupe. Il se promit de l’avertir qu’il devrait apprendre à tenir sa langue. Les scientifiques qu’ils escortaient étaient certainement brillants dans leurs domaines respectifs, mais dans ce qui avait trait à la vie courante, on pouvait trouver qu’ils étaient de purs crétins.

* * *

Erik fut ramené à la réalité par le serveur qui lui tendait sa commande.

— Un café noir et un cappuccino, deux douzaines de muffins variés ainsi que deux autres de scones, lui énuméra le commis.

— Ainsi qu’un grand thermos de café noir rempli à ras bord ! ajouta Erik.

Le jeune serveur bredouilla des excuses et rapporta le thermos une minute plus tard. Erik paya la facture et quitta l’établissement. En sortant, il tomba nez à nez avec Mina.

— Erik ! Déjà préposé aux cafés à ce que je vois, dit-elle en regardant ses bras chargés. D’habitude, c’est moi qu’on envoie et pour une féministe comme moi je pourrais m’en offusquer, mais je crois que c’est plus pour mon amour de la caféine que pour ma condition féminine que j’y suis affectée.

Erik sourit en lui tendant le thermos qu’il tenait gauchement à travers les sacs et les tasses de café qui l’encombraient. L’atmosphère entre Mina et lui s’était grandement améliorée depuis le début de l’entraînement. Il soupçonnait Alex d’y être pour quelque chose, mais jamais il ne poserait la question, ni à Alex et encore moins à Mina.

Ils marchèrent tranquillement dans la rue jusqu’au bâtiment de la RDAI, bavardant de tout et de rien, comme deux collègues se rendant au travail un matin comme les autres. Si les rares passants qu’ils croisaient avaient une idée de ce qui se tramait dans leur belle ville des anges, ils en frissonneraient d’effroi.

Quand ils pénétrèrent dans la salle du deuxième sous-sol, Erik fut surpris d’y trouver Alex en grande conversation avec Max. Du coin de l’œil, il observa Mina qui ne démontrait aucun étonnement.

Il était déjà passé six heures du matin lorsque les autres membres commencèrent à arriver. Joseph Ezra fut l’un des derniers à franchir les portes de l’ascenseur. Erik avait eu des doutes sur la capacité de ce dernier à participer à un tel voyage.

Joseph Ezra était né de parents israéliens qui avaient réussi à fuir le Moyen-Orient lors de la Seconde Guerre mondiale. Ils s’étaient alors réfugiés aux États-Unis pour s’installer dans la communauté juive de la ville de New York. Il y était né et y avait grandi, ne quittant cette grande ville que pour la troquer contre une autre, quand un musée réputé de Los Angeles l’avait convié à se joindre à leur équipe en tant que géologue, spécialisé dans les pierres rares.

Joseph était petit et paraissait chétif, ce qui expliquait probablement pourquoi il ne s’était jamais donné le mal de travailler sur le terrain, comme la majorité de ses confrères. Erik fut surpris de trouver chez cet homme, durant la période d’entraînement, une force d’endurance qu’il ne lui aurait jamais soupçonnée.

Clyde Owen l’avait engagé dans cette mission parce qu’il avait un don particulier pour reconnaître la valeur d’une pierre qui aurait semblé banale à n’importe quel autre géologue expérimenté. Il disait ressentir la vibration de la roche.

Mina, qui était spécialisée dans les pierres précieuses et particulièrement dans les diamants, avait tenté de le tester à plusieurs reprises au cours du dernier mois. Une fois, Erik la vit apporter deux gros cailloux relativement similaires qu’elle remit à Joseph. Dans chacune de ses mains, il les soupesa, les tâta et goûta même l’une d’elles du bout de la langue pour finalement tendre à Mina la plus petite des deux.

— Joseph, comment fais-tu ça ? J’aimerais vraiment comprendre.

— Prends une pierre dans chacune de tes mains et tu verras que la plus petite est plus lourde.

Mina obtempéra. Elle les déposa au creux de ses deux paumes et les jaugea. Maintenant que Joseph lui faisait la remarque, elle détectait la différence qui était si infime qu’elle ne l’aurait pas remarquée autrement.

— Ensuite, concentre-toi sur la sensation de chaleur qui émane d’elles. Ressens-tu leur vibration ? Reconnais-tu celle du diamant ?

— Non ! s’écria Mina en plaçant sèchement les deux pierres sur la table. Tu veux me faire croire que tu as deviné qu’il s’agissait de diamant ou tu dis ça en sachant pertinemment que c’est ma spécialité !

Joseph se lança alors dans une explication ésotérique sur les différentes vibrations des minéraux de toutes sortes. Mina secoua la tête de dépit.

— Tu parles comme les charlatans qui te vendent des pierres en prétextant qu’elles vont affecter ton corps et ta santé.

— Garde l’esprit ouvert Mina, répondit calmement Joseph. Ils n’ont peut-être pas étudié les pierres comme nous, mais ils peuvent être sensibles aux vibrations de celles-ci. Ce n’est pas parce que tu ne les ressens pas qu’elles n’existent pas !

* * *

Clyde Owen fut le dernier à entrer dans le laboratoire. Il était toujours vêtu d’un de ses éternels costumes trois-pièces, se démarquant à travers les sarraus blancs des scientifiques et les pantalons treillis et sweat-shirts que portaient les membres de l’expédition. Il marcha directement vers Erik qui se trouvait au fond de la salle.

— Est-ce que tous vos hommes sont présents ? lui demanda-t-il.

Clyde Owen était nerveux. La veille au soir, il avait feuilleté, une nouvelle fois, les informations de chacun des éléments de l’équipe de sécurité. Tout était en ordre, mais il s’était quand même demandé s’il n’aurait pas dû augmenter le nombre de gardes à trois soldats par géologue. Il savait bien qu’il était trop tard pour y penser, mais il ne pouvait se débarrasser du mauvais pressentiment qui le taraudait. Il mettait cela sur le compte de la nervosité qui précède un événement extraordinaire, mais ça ne l’empêchait pas d’être fébrile.

Au cours des derniers jours, Clyde s’était assuré que tout l’équipement nécessaire était fonctionnel et en quantité suffisante. Il avait augmenté la quantité des vivres afin d’anticiper une absence prolongée et aussi tripler le nombre d’armes et de munitions dans le cas où l’équipe devrait faire face à des situations auxquelles ils n’auraient pas pensé. Il avait fait monter, démonter et remonter la grande tente au moins six fois, de telle sorte que les hommes avaient fini par lui dire que c’était suffisant et que d’ici leur départ elle ne subirait pas de dommage. Même Alex Carvi l’avait vertement remis à sa place quand il s’était ingéré sur le type d’équipement de communication qu’il avait choisi pour l’expédition.

— Clyde, calmez-vous ! lui répétait Erik. Tout ira bien, nous avons tout vérifié et revérifié depuis un mois maintenant. Tous les membres de l’équipe se sont entraînés et ils sont en bonne condition physique, même vos scientifiques le sont.

Clyde Owen sourit à Erik en essayant de paraître plus détendu. Le plus long transfert spatio-temporel qu’un homme avait jusqu’à présent effectué n’avait pas dépassé une période de quelques jours. Cette fois, il était question de milliers d’années.

Il savait que l’appareil fonctionnait. Ils avaient effectué des tests avec des animaux qui étaient revenus intacts à l’intérieur de leur cage. Il n’en restait pas moins que là-bas, c’était une terre étrangère où la technologie n’avait pas sa place.

Il gratifia Erik d’un sourire et partit rejoindre l’équipe de techniciens qui travaillait avec Max pour effectuer les derniers tests de surveillance.

— Alors, qu’en est-il de notre zone d’atterrissage ? leur demanda Clyde Owen.

Pour le moment, nous n’avons détecté aucune forme de danger dans les parties rapprochées de la prairie, lui répondit Max. Néanmoins, le secteur le plus tranquille et le plus sûr est la zone 3 où aucun troupeau n’a été aperçu, de plus elle est à bonne distance de la forêt. Vous savez comme moi que les pires prédateurs se servent souvent des bois pour créer des embuscades, c’est la raison pour laquelle nous avons choisi cet endroit pour l’atterrissage.

— Oui, je confirme, ajouta Victor, un des techniciens. Je crois que ce secteur est adéquat pour les recevoir. Ils pourront y monter le campement en toute sécurité, car nous avons rarement aperçu des animaux dans cette partie de la prairie.

— De toute façon, une fois qu’ils seront installés, la présence de la tente et celle du feu devraient tenir les bêtes à distance, poursuivit Max. Enfin, nous l’espérons.

— C’est parfait, exécute un dernier relevé de la zone pour les cinq minutes suivant leur arrivée pour plus de sécurité, reprit Clyde Owen.

— C’est déjà fait ! dit Max.

Comme Max partait aussi, il était très consciencieux sur les normes de sécurité à suivre.

— Eh bien ! Il vous reste du temps. Alors ! Augmentez le temps de surveillance de quinze minutes.

Max lança un regard à Ismaël, le physicien qui avait permis de donner une vie physique à ses formules mathématiques. Ce dernier haussa les épaules. Ismaël Nadir travaillait pour la RDAI depuis plus de vingt ans, il était là bien avant l’arrivée de Clyde Owen. Physicien de renom, l’ancien PDG de l’entreprise l’avait débauché d’une compagnie irakienne pour l’amener avec lui en Amérique. La qualité de son travail n’avait jamais été remise en question à cette époque, mais depuis l’arrivée de Clyde Owen à la tête de la RDAI, il avait eu à faire face à des projets auxquels il n’aurait jamais eu l’audace de penser.

Pour lui, Clyde Owen était un visionnaire qui n’avait pas peur de s’aventurer dans des sentiers jusqu’alors inconnus. Il voyait d’emblée les possibilités économiques d’une technologie et il avait la capacité de se remettre en question afin de conserver les intérêts de l’entreprise, tout en tenant compte des valeurs fondamentales d’intégrité inhérentes à de nouvelles découvertes.

Quand Clyde lui avait présenté les conclusions mathématiques de Max, Ismaël avait tout d’abord ébauché un sourire narquois. Le voyage dans le temps était un concept éculé dont la physique avait depuis longtemps réduit les possibilités à néant. Mais la configuration des formules de cet homme avait néanmoins une certaine élégance, assez pour vouloir savoir comment ce dernier en était arrivé là.

Il avait recherché sur internet des informations sur Maximillian Jakobsson et y avait trouvé la photo d’un homme dans la force de l’âge aux cheveux châtain clair et aux yeux bleus, il portait une barbe naissante et arborait un sourire avenant.

Le mathématicien était né en 1967 et il mesurait presque six pieds. Il était divorcé et sans enfant et avait fait ses études en mathématique avancée à Cambridge au MIT. Né en suède, il était arrivé aux États-Unis à l’âge de neuf ans avec ses parents. Son père était assistant consulaire à l’ambassade suédoise à Washington, il était resté en poste une vingtaine d’années avant de retourner prendre sa retraite en Suède. Maximillian avait donc grandi dans la banlieue de Washington et s’était fait de nombreux amis tant dans le milieu politique que parmi le voisinage. Il avait rencontré Darlène son épouse durant ses années universitaires à Cambridge et l’avait épousée dès sa sortie de l’école où il avait été reçu avec mention.

Aussitôt son diplôme en main, il avait été embauché par la NASA où il avait établi sa thèse de doctorat sur les mathématiques spatiales et les calculs de probabilités des trous noirs. C’était à partir de ces recherches que lui et trois autres collègues de la NASA s’intéressèrent particulièrement à ces phénomènes et par des formules mathématiques sophistiquées, essayèrent de déterminer précisément le point central de ceux-ci.

C’est ainsi que germa l’hypothèse que l’axe basal du trou noir menait dans un espace-temps que leurs calculs pouvaient cibler. Le projet fut présenté à la NASA qui le rejeta d’emblée. Le comité consultatif prétexta qu’il s’agissait de pure spéculation digne des romans de science-fiction et que leur proposition ne démontrait aucun intérêt viable.

Contrairement à ses collègues, Maximillian ne s’arrêta pas là. Il présenta le projet auprès de plusieurs institutions privées qui œuvraient dans le domaine des technologies novatrices. La seule entreprise qui fit suite à sa prétendue élucubration fut la RDAI dont Clyde Owen était déjà à cette époque le PDG.

Ismaël était impressionné par la thèse de Max et il porta une attention nouvelle à ses calculs en tentant de les relier avec la physique quantique pour déterminer s’il était envisageable de rendre le projet de voyage dans le temps réalisable. Il vit alors les possibilités émanant des formules mathématiques présentées par Max et en les jumelant à l’énergie des trous noirs, pensa que cette idée pourrait peut-être devenir viable.

Le plus gros problème auquel Ismaël avait été confronté, c’était la distance à laquelle se trouvait le trou noir le plus près de la Terre. Le temps que prendrait l’énergie de celui-ci pour atteindre notre planète se chiffrait en nombres d’années, ce qui rendait son utilisation inconcevable. Ils durent trouver un moyen de créer leur propre trou noir, chose qu’ils purent réaliser en utilisant un accélérateur de particules. La seconde embûche était la dimension trop volumineuse et le poids trop lourd de ce nouvel équipement pour être portable dans le passé et assurer leur retour.

L’équipe de techniciens travailla d’arrache-pied avec Ismaël afin de réussir à concevoir un accélérateur de particules assez petit pour être intégré directement dans l’appareil spatio-temporel. Le trou noir ainsi créé était d’une dimension raisonnable et donc plus facile à contrôler. De plus, l’énergie qui en émanait était suffisante pour permettre le voyage dans le temps et ils purent enfin effectuer le premier saut dans le passé.

* * *

Lorsque midi sonna, Clyde Owen fit descendre des plateaux de nourritures commandées chez le traiteur que l’entreprise sollicitait habituellement pour les événements spéciaux. La table se remplit de mets variés, allant des entrées de fruits de mer jusqu’aux simples sandwichs de fantaisie. Par contre, aucun alcool ne fut toléré.

Chacun venait remplir leurs assiettes à tour de rôle et retournait aussitôt vaquer à leurs préparatifs. L’excitation était à son comble, même parmi ceux qui ne partaient pas. Erik et Kevin effectuaient une dernière check-list de l’équipement, s’assurant que tout se trouvait bien à l’intérieur du périmètre de lancement.

Max et Ismaël installaient l’appareil spatio-temporel sur son trépied. Tous les calculs de transfert avaient été effectués et programmés. Ils purent ensuite prendre le temps de s’asseoir avec le reste de l’équipe pour profiter du festin qui s’étalait devant eux. Petit à petit, les autres vinrent les rejoindre, au fur et à mesure que leurs tâches étaient terminées. Finalement, on dut récupérer des sièges dans les cubicules afin que tout le monde puisse s’asseoir.

Les conversations allaient bon train et l’atmosphère était à la fête, tout le personnel était fébrile à l’idée du départ imminent. Même Clyde Owen qui était nerveux à son arrivée se laissait gagner par l’ambiance de joie qui régnait autour de lui.

Mina et Alex discutaient discrètement ensemble pendant que Kevin et Christopher étaient en grande conversation avec Mike. Erik avait remarqué, au cours du dernier mois, l’amitié qui s’était formée entre Kevin et Christopher qui étaient les deux plus jeunes membres du groupe, considérant que c’était ce qui les avait probablement rapprochés. Christopher n’avait rejoint l’entreprise de McFarey que l’année précédente, mais Erik avait déjà effectué deux missions auxquelles il avait participé et avait rapidement constaté ses qualités.

Christopher était un exemple de discipline et d’obéissance, car il ne remettait jamais en question les ordres donnés par ses supérieurs. Malgré tout, cela ne l’empêchait pas d’avoir sa propre opinion sur certains détails. Il avait décidé de quitter l’armée l’année précédente, après que son supérieur lui eut demandé d’exécuter un ordre contestable. Lors d’une mission en Irak, son capitaine lui avait ordonné d’installer des dispositifs explosifs commandés à distance et cela près d’une maison située dans une banlieue résidentielle qui devait servir de base à un groupe de terroristes qu’ils surveillaient depuis des mois. Une demi-douzaine de bombes devait être placée autour de la demeure, de manière à éradiquer la menace qui devenait imminente. Quand Christopher s’était rendu sur place, il avait constaté la présence de plusieurs familles qui vivaient à proximité. Alors, au lieu d’installer les dispositifs explosifs aux points stratégiques à l’extérieur de la demeure, ce qui aurait causé des dégâts majeurs aux maisons avoisinantes, il avait réussi à se faufiler, à ses propres risques, à l’intérieur au cours de la nuit et il avait déposé les bombes à des endroits qui réduisaient les ravages à la seule habitation visée.

Cette opération lui avait valu un blâme sévère de son capitaine ainsi qu’une surveillance serrée de tous ses agissements, comme si ce dernier cherchait toutes les raisons valables d’entacher son dossier militaire. Christopher s’était résolu à exécuter les tâches les plus avilissantes sans rechigner. Il s’était résigné après une année complète à ce que la situation ne s’améliore pas. Il avait donc quitté l’armée, mais pas sans s’assurer de laisser derrière lui une surprise de taille à son supérieur.

À l’aide d’un ami qui travaillait en informatique, il était parvenu à pirater le compte « Facebook » personnel de son caporal. S’assurant ainsi que tous les membres du corps de l’armée américaine, et ce, sans exception, reçoivent simultanément les conversations salaces que ce dernier entretenait en privé avec différentes femmes qui n’étaient pas son épouse.

Mike et Christopher racontaient à Kevin la dernière mission de protection qu’ils avaient accomplie ensemble en Colombie. Ils devaient protéger un groupe de quatre chercheurs qui effectuaient des recherches sur des plantes locales et au cours de leur exploration ils étaient tombés sur une plantation de cocaïers.

— Et l’un de ces imbéciles a eu la brillante idée d’en ramasser un peu pour son usage personnel, lança Christopher.

Il a littéralement chié dans ses culottes quand il a vu deux jeeps remplies d’hommes armés s’élancer vers nous, ajouta Mike en souriant à ce souvenir. Lorsqu’on a réussi à les sortir tous de là, l’odeur était infecte. Il avait de la merde jusque dans ses chaussures de marche.

En plus, il voulait qu’on s’arrête pour pouvoir se changer et nous, on continuait d’avancer en lui disant : « Ce n’est pas le moment, on doit continuer », ajoutait Christopher.

Erik sourit à l’évocation de cette histoire, bien que sur le moment elle n’ait pas été aussi drôle qu’aujourd’hui. Il vit John s’approcher des trois hommes pour essayer de savoir de quelle expédition ils parlaient.

— Tu n’y étais pas John, intervint Mike. Nous étions trois en plus d’Erik comme chef d’équipe, c’est Nathan qui était avec nous là-bas.

Nathan qui était en conversation avec Stephen Lewis, le troisième géologue du groupe, se tourna vers les autres en entendant son nom cité dans la conversation.

— Vous êtes encore à raconter l’histoire d’la plantation de coca, constata-t-il en souriant.

Nathan Collins était un homme discret. Erik était au courant de son histoire pour avoir consulté son dossier militaire, mais le reste de l’équipe ne connaissait rien de lui, car jamais il ne racontait d’anecdotes sur leurs expéditions ou sur sa vie en dehors du travail. Il l’avait un jour questionné à savoir pourquoi il était aussi secret et ce dernier lui avait simplement répondu :

— J’suis pas un bon conteur, j’aime mieux écouter les autres parce que c’est comme ça que j’apprends.

Nathan avait grandi dans le ghetto noir de New York et il était passé de foyer d’accueil en foyer d’accueil. Il avait rejoint l’armée autant pour y trouver une famille que pour sortir du monde de la rue. À l’âge de 17 ans, il avait été arrêté, une seconde fois, pour vol de voitures et le juge de la jeunesse lui avait donné le choix entre l’armée ou la prison. Ayant déjà été dans un centre correctionnel pour adolescents, il avait rapidement accepté l’opportunité de se sortir d’un milieu malsain et n’avait par la suite jamais regretté ce choix.

Il avait été l’un des premiers hommes à rejoindre McFarey dans son entreprise de protection privée. Ce dernier avait été comme un père pour lui depuis qu’il avait intégré la base militaire de Fort Bening et quand John McFarey lui avait proposé de le suivre, Nathan avait accepté sans poser de question. Il avait suffi qu’il sache que John avait besoin de lui pour qu’il saute le pas. Maintenant sa famille c’était eux et sans condition, il donnerait sa vie pour n’importe lequel d’entre eux tout simplement parce qu’il était comme ça. Cette abnégation faisait en sorte qu’il lui était impossible de devenir chef d’expédition, car il lui serait plus facile d’effectuer lui-même une tâche dangereuse que de la déléguer à quelqu’un.

Erik regarda l’heure et vit qu’il était déjà passé deux heures, ils avaient prévu de partir légèrement après le diner, mais les conversations allant bon train, personne n’avait fait attention au temps qui s’écoulait, pas même Erik.

Tout le monde se mit rapidement à quitter la table en vérifiant une dernière fois que leur équipement personnel était bien en place. Max, pendant ce temps, jeta un ultime coup d’œil à l’appareil afin de s’assurer que tous les paramètres étaient correctement configurés. Ils atterriraient 112 000 ans avant aujourd’hui durant la saison printanière, vers le début du mois de mai. Malgré la période de l’année qui avait été choisie, tout le monde s’était équipé de vêtements chauds. L’appareil qui avait filmé des moments de cette période semblait indiquer une température clémente, mais comme c’était une époque inconnue, ils avaient voulu parer à toutes les éventualités.

On avait installé les équipements de façon à créer un cercle à l’intérieur du périmètre de déplacement, on s’assurait ainsi que le personnel serait le plus près possible du centre de lancement. Quand enfin Clyde Owen demanda à Max si l’appareil était prêt, ce dernier ouvrit grand les yeux et dit :

— Attendez ! J’ai oublié mon téléphone cellulaire.

Ils éclatèrent tous de rire. Ils étaient certains que celui-ci pensait pouvoir recevoir des appels une fois rendus sur place. Malgré les rires de chacun, Max sortit du périmètre de transport et se précipita dans son cubicule. Dans sa hâte, il heurta une des boîtes contenant une partie de leurs vivres et celle-ci renversa son contenu sur le sol.

— Désolé, je m’excuse, répétait Max en allant ramasser son téléphone intelligent qu’il avait laissé sur son poste de travail.

Erik avait poussé un soupir de désapprobation. Si l’un de ses hommes avait agi ainsi, le téléphone cellulaire de ce dernier n’aurait pas été récupéré. Pourquoi s’encombrer d’équipements inutiles ? se demanda-t-il. Mais par expérience, il savait que plusieurs personnes y conservaient des photos qu’ils aimaient avoir avec eux lorsqu’ils partaient loin de chez eux.

Max revint avec son téléphone et deux piles de recharge pour ce dernier. Il inséra le tout dans les poches de son pantalon treillis qu’il s’était acheté exprès pour le voyage. Erik haussa les épaules, tous ses gars gardaient uniquement des appareils de survie sur eux, mais Max n’était pas un soldat, il réagissait comme n’importe quel civil inexpérimenté l’aurait fait. Il l’aida à réintégrer le cercle de protection en s’assurant qu’il ne ferait plus rien tomber et attendit que ses hommes aient terminé de ramasser le contenu de la boîte et qu’ils l’aient remise en place.

— Tout le monde est fin prêt ? demanda Erik en regardant tout autour de lui.

Max lui dit que pour lui tout était prêt, Mina, Joseph et Stephen, les trois géologues hochèrent la tête en signe d’assentiment alors qu’Alex, Kevin, Nick, Matthew, Nathan, John, Mike et Christopher levèrent le pouce pour confirmer que tous étaient là.

— Max, je crois que vous pouvez commencer la procédure, dit Clyde Owen à l’extérieur du cercle de déplacement, debout à côté d’Ismaël.

Max activa la barrière de sécurité de l’appareil spatio-temporel et l’on vit apparaître un dôme translucide de couleur verte qui englobait, dans un rayon de sept mètres, tous les membres de l’expédition ainsi que leurs équipements. On s’assura que rien ne gênait la trajectoire de la coupole avant de mettre en marche le programme de transfert.

Durant les expériences passées, ils s’étaient aperçus que si le dôme était entravé par un quelconque objet, celui-ci était tranché lors du lancement temporel et la direction du déplacement se trouvait déviée dans le temps et dans l’espace. Quand l’accident s’était produit, c’était l’un des assistants de Max qui devait atterrir sur un terrain vague au Nevada, seulement quelques heures avant le moment du transfert et qui s’était retrouvé dans le désert à environ une heure de Las Vegas, trois jours avant la date programmée. Il avait fait de l’auto-stop jusqu’à Vegas d’où il s’était offert quelques jours de vacances avant de rentrer en communication avec les bureaux de la RDAI. Quand tout le monde sur place comprit pourquoi le lancement avait mal fonctionné, on rectifia l’erreur en s’assurant que rien n’entraverait le voyage. Le Victor et l’appareil du passé disparurent aussitôt, comme si le transfert n’avait jamais eu lieu.

Mais le Victor d’aujourd’hui conservait en mémoire sa virée à Las Vegas comme s’il l’avait vécue en rêve. C’était ainsi chaque fois qu’un membre du personnel était envoyé avec l’appareil et que l’on modifiait les paramètres de lancement. Le changement temporel faisait en sorte que les cellules mémorielles conservaient en mémoire des souvenirs flous des événements qui finalement n’avaient pas eu lieu.

Aussitôt le dôme sécurisé, Max activa la procédure de transfert. La coupole s’opacifia graduellement et le personnel à l’extérieur vit l’équipe d’expédition disparaître sous le dôme devenu opaque. L’opération ne dura pas plus de trente secondes et tout le monde retenait son souffle. C’était la première fois qu’un groupe de personnes était envoyé dans une époque où l’homme n’avait jamais existé.

En aussi peu qu’une fraction de seconde, le dôme avait disparu et il ne restait plus qu’un espace complètement vide à l’intérieur de la grande salle. Clyde Owen laissa échapper un soupir de soulagement et tourna la tête vers Ismaël qui était toujours immobile à sa droite et lui dit :

— Ça y est Ismaël, tout s’est bien passé, ils sont partis ! Je crois que vous pouvez lâcher mon bras maintenant.

Chapitre 4

112 000 ans avant aujourd’hui

À l’intérieur du périmètre de transfert, les membres regardaient le dôme perdre graduellement de son opacité et même à travers les brumes vertes qui les entouraient, le spectacle était saisissant. Une grande plaine de graminées s’étendait à perte de vue et à l’horizon on distinguait vaguement une forêt de conifères.

Lorsque le bourdonnement du dôme cessa, ils furent assaillis par les effluves d’un air d’une pureté exempte de toute pollution. Joseph s’assit, la tête entre les jambes. L’effet du calme et des odeurs qui régnaient autour d’eux lui donnait la nausée. Jamais il n’avait entendu un silence aussi oppressant. Il n’y avait pas le moindre pépiement d’oiseau qui résonnait dans la plaine. Même s’ils avaient visionné à maintes reprises les vidéos de surveillance, rien ne les avait préparés à cet environnement aux couleurs pures où tout semblait plus clair et plus intense.

Mina fit signe du revers de la main à ses deux voisins. Kevin et Christopher se tournèrent pour regarder dans la même direction qu’elle. Ils virent alors un troupeau de bêtes brouter à un peu plus d’un kilomètre de leur position. L’étrange animal aurait pu être confondu à un cheval ou encore à un âne, n’eût été ses membres antérieurs plus longs que ceux postérieurs, ce qui lui donnait une drôle de démarche sur un terrain plat comme l’était la plaine.

Les deux jeunes mercenaires attrapèrent leurs armes, plus par réflexe que par crainte, car le troupeau paraissait paisible. Ils pouvaient observer plusieurs animaux dans la steppe, mais toutes les bêtes conservaient une certaine distance avec leurs positions, ce qui les rassurait. Ils distinguaient la bordure de la forêt, au nord de l’endroit où ils étaient, près de laquelle plusieurs troupeaux semblaient préférer se tenir. Les cônes qui tombaient des sapins devaient servir de nourriture pour plusieurs d’entre eux.

Chris, regarde dans les bois, chuchota Kevin, les yeux toujours rivés sur la lisière de la forêt, à proximité du premier troupeau qu’ils avaient vu.

Même en murmurant, le son de sa voix semblait retentir à travers le silence qui régnait, ce qui attira l’attention des autres membres de l’équipe. En voyant Kevin et Christopher, l’arme à la main et l’œil aux aguets, chacun imita leurs gestes en attrapant leurs propres équipements de sécurité et en observant dans la même direction. Ils découvrirent soudain que le troupeau se précipitait vers l’ouest dans un mouvement d’affolement et juste derrière eux, bondit un tigre à dents de sabre qui se jeta sur une des bêtes, choisissant celle qui était la plus éloignée des autres. D’un seul bond, le félin sauta sur le dos de l’animal qui s’effondra au sol au moment où il sentit les crocs acérés pénétrer dans sa gorge. Ils étaient tous subjugués par le spectacle. L’attaque avait été rapide et efficace. Ici, c’était la loi du plus fort. Ils se sentaient un peu plus rassurés avec leurs armes à la main, mais ils savaient qu’ils devaient rester sur leurs gardes.

Au moment où la proie était immobilisée, sans vie, le prédateur pouvait se repaître de sa chair. Il tournait le dos à la forêt et mordait à belles dents dans la viande fraîche. Un mouvement parmi les arbres attira à nouveau l’attention des hommes. Ils virent surgirent des bois, une espèce de bête immonde qu’ils ne reconnaissaient pas. C’était une sorte de cochon préhistorique, probablement un ancêtre du sanglier dont le groin était plus allongé et surtout dont la mâchoire se terminait en pointe de chaque côté de sa tête, comme si celle-ci était trop proéminente pour tenir entièrement dans sa gueule. L’étrange bête courait rapidement vers le tigre qui ne le voyait pas approcher, et d’un énorme coup de tête, il projeta le félin à quelques mètres plus loin de son repas.

Les deux prédateurs s’affrontèrent férocement. Le sanglier, qui était le plus grand, prit le dessus et le second s’enfuit sans demander son reste. Ils étaient tous sidérés de voir à quelle vitesse cette espèce de cochon avait fait fuir un animal tel qu’un tigre à dents de sabre. Le sanglier se retourna vers la proie qui gisait sur le sol et commença à dévorer la chair sanguinolente. À l’aide de jumelles, Erik constata la forte mâchoire de l’animal dont la large dentition se tournait vers l’extérieur de sa gueule et il se dit alors que cette mission ne serait pas finalement aussi facile qu’il y paraissait au départ.

Kevin, Nick, Nathan et Chris, continuez de surveiller les alentours pendant que nous allons installer le campement, demanda Erik tout bas. Avertissez-nous si vous voyez une bête s’approcher, même les animaux les plus inoffencifs peuvent nous attirer des problèmes, comme on vient de le constater.

Alors qu’Erik, aidé de John et de Mike, montait la grande tente, Matthew se fit seconder par Joseph et Stephen pour préparer le feu qu’on devait installer devant l’entrée.

Il nous faut du bois pour entretenir le feu, leur dit-il. Essayez de nous en trouver, mais surtout, restez à proximité du campement.

Joseph et Stephen n’avaient nullement l’intention de s’éloigner. Les deux hommes étaient habitués à vivre en ville et là-bas, quand vous voulez du bois, vous allez l’acheter ou vous le faites livrer. Malgré son statut de citadin, Stephen était ingénieux et il savait comment arriver à ses fins en effectuant le moins d’effort possible. Dans sa vie, il en avait toujours été ainsi. Lorsqu’il fréquentait l’Université de New York, il avait rapidement découvert qu’il était beaucoup plus facile d’entretenir de bonnes relations avec les intellos qu’avec les gens populaires. De plus, avec les bolés , il s’assurait des meilleurs résultats, car ils étaient constamment prêts à l’aider dans ses travaux.

Étant un homme de belle prestance, Stephen avait toujours remporté du succès avec les femmes. Il portait ses cheveux, d’un brun foncé, juste assez longs pour exhiber leur brillance et ses yeux d’un vert profond le rendaient mystérieux et très attirant auprès de la gent féminine. Depuis qu’il était enfant, il savait comment se montrer agréable et en grandissant il avait développé ce don qu’il considérait comme inestimable. Il devait bien plus son engagement dans cette expédition pour la RDAI à ses contacts (majoritairement féminins tels que l’épouse d’un des membres du conseil d’administration de l’entreprise) qu’à ses connaissances.

Alors que Joseph essayait de trouver un peu de bois à proximité du campement, Stephen regardait autour de lui, cherchant ce qui pourrait bien lui servir. Il ne lui fallut que quelques minutes pour lorgner les caisses contenant l’armement.

Matthew, qui s’était occupé à désherber et à creuser un peu la terre pour libérer un espace près de la porte de la tente afin d’y préparer du feu, fut sidéré de voir Stephen apporter du bois coupé en planches.

D’où est-ce que ça vient ? s’étonna-t-il.

Je l’ai pris juste là ! Je ne pense pas que nous ayons vraiment besoin de ces caisses maintenant que nous sommes arrivés sur place, répondit candidement Stephen.

Matthew regarda dans la direction que lui indiquait Stephen et il fut estomaqué de voir que les boîtes en bois, contenant leur équipement, avaient été éventrées et que leur contenu avait été étalé sur le sol. Il fut choqué sur le moment, mais quand il vit l’air innocent dans les yeux du géologue, il réalisa qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Leur sécurité était primordiale et le scientifique s’était contenté d’exécuter ce qu’il lui avait demandé, c’est-à-dire de trouver du bois sans s’éloigner du campement.

Alex et Max, de leur côté, évaluaient l’environnement afin de déterminer quel serait le meilleur emplacement pour installer l’antenne de communication. À environ cinq cents mètres à l’est du campement, une légère remontée du terrain permettrait une plus grande diffusion des émissions radio. Ils allèrent chercher la caisse contenant le matériel radio et furent surpris de découvrir que tous les instruments de communication étaient étalés pêle-mêle sur le sol. Alex commença à maugréer, pestant qu’on ait osé toucher à son équipement. Il espérait que tout serait toujours en état, autrement quelqu’un devrait s’en tenir pour responsable. Ils ramassèrent l’antenne portable qui était encore dans son étui et se mirent à chercher sur le sol le reste de l’équipement de communication ainsi que les radios, souhaitant qu’elles fonctionnent toutes correctement.

Kevin et Christopher furent mandatés pour les accompagner, afin de sécuriser le périmètre autour du site durant l’installation. L’antenne, à proprement parler, nécessitait un montage relativement facile et rapide. C’était la base qui était plus complexe, mais celle-ci rendait possible une meilleure transmission en permettant d’atteindre une hauteur d’une trentaine de mètres, balayant ainsi une plus grande surface pour en augmenter le gain .

Mina, seule dans son coin, s’occupait de répertorier tous les équipements afin de les installer dans la tente. Elle regarda Alex s’éloigner du camp avec une certaine inquiétude. Elle reporta un moment son attention sur l’étrange sanglier « tueur » et s’aperçut que ce dernier avait disparu. Elle s’approcha de Nick et Nathan pour savoir où était passée la bête.

Elle est retournée vers la forêt, elle ne s’est pas intéressée à nous, lui répondit Nathan.

Mais les deux hommes restaient néanmoins à l’affût. Même si la bête était repartie d’où elle était venue, rien ne pouvait leur assurer qu’elle ne reviendrait pas dans la plaine à un moment ou à un autre.

Le plus dangereux, pour l’instant, c’est la carcasse qui pourrait attirer d’autres prédateurs ou des charognards. On ne connaît pas vraiment les animaux qui vivent à cette époque et on ne peut pas prévoir comment ils vont réagir à notre présence. Alors, restons vigilants, ajouta Nick.

Nick, qui avait grandi dans les montagnes du Colorado, avait appris à chasser dès son plus jeune âge. Il savait l’importance de connaître son environnement ainsi que ses habitants, mais ici, ils étaient tous en terrain inconnu. Ils avaient passé un mois complet à s’entraîner physiquement et une autre partie du temps à visionner les courts films pris par l’appareil spatio-temporel. Mais absolument rien, dans tous ces entraînements, ne les avait préparés à cet animal complètement inconnu. À combien de créatures étranges auraient-ils encore à faire face ? Le plus important était de diminuer au minimum le temps qu’ils devaient passer sur ces terres inexplorées.

Être si près de chez soi et en même temps si loin, avait dit Nick, le regard tourné vers les lointaines montagnes au sud.

Il ne fallut pas plus d’une demi-heure à Alex pour installer l’antenne, selon les recommandations de Max qui se contentait de lui donner le matériel au fur et à mesure. Ensuite, ils commencèrent rapidement à arranger le système de communication à l’intérieur de la tente et à tester le bon fonctionnement de chacun des appareils.

Une fois l’installation terminée, Max s’isola des autres et, au grand amusement d’Alex, sortit son téléphone cellulaire. Le spécialiste radio se dit qu’il fallait bien un geek pour trouver le temps de s’amuser avec un portable dans un endroit comme celui-ci. Le mathématicien ne se préoccupait aucunement de ce que les autres pouvaient penser de ses occupations. Il continua ses vérifications sur son téléphone afin de s’assurer que la balise de localisation, qu’il avait installée sur l’appareil spatio-temporel, était bien détectée par l’antenne de communication et que son cellulaire recevait correctement la diffusion de l’information transmise. Il cliqua sur l’icône de géolocalisation. Le logiciel prit quelques secondes à localiser l’antenne-relais et il vit apparaître sur l’écran un clignotement de grande intensité. En sortant de la tente, il dirigea son téléphone dans différentes directions pour repérer l’ampleur des ondes en fonction de l’orientation dans laquelle il pointait l’appareil.

Tu crois qu’il va réussir à capter un signal, ricana Kevin en s’adressant à Christopher.

Peut-être sait-il quelque chose qu’on ne sait pas, répondit Christopher philosophiquement.

Quand le soleil commença à descendre dans le ciel, le campement était entièrement installé, tous les lits et les hamacs avaient été montés sous la tente ainsi que l’équipement de recherche et celui des communications. Un grand feu brûlait à l’entrée, leur permettant de se réchauffer. La température se rafraîchissait rapidement au fur et à mesure que le soleil disparaissait et ils durent tous, malgré la chaleur des flammes, enfiler des pulls pour se tenir au chaud. Une grosse bouilloire remplie d’eau embouteillée fut installée au-dessus du brasier. Stephen pensa aussitôt qu’un bon café chaud les aiderait bien à se réchauffer.

John distribua à chacun des repas lyophilisés composés de bœuf et de pommes de terre pour le souper. Joseph et Stephen, qui n’étaient pas habitués à ce genre de nourriture, regardaient leurs sachets en se demandant comment organiser leur lunch. N’osant pas avouer leur ignorance, ils attendirent de voir ce que les autres faisaient des leurs et les imitèrent. Déçu que l’eau bouillie soit utilisée pour le repas, Stephen n’en copia pas moins ses compagnons en ajoutant la portion du liquide chaud dans son contenant. Il serait toujours temps par la suite d’en faire bouillir encore.

J’espère que quelqu’un a pensé à apporter du café, dit Mina. Avec le froid qui s’installe, on en aurait bien tous besoin.

Ne t’inquiètes pas Mina, on s’est assuré que tu obtiennes ta dose de caféine journalière, rigola Max. On ne voudrait surtout pas que tu te trouves en manque.

Le repas se passa avec animation. Chacun parlait de ses impressions sur l’endroit, sur ce que ces grands espaces leur faisaient ressentir et ce à quoi ils s’attendaient pour le lendemain. Seul Joseph écoutait en silence, ne participant à la conversation que lorsque quelqu’un s’adressait directement à lui et encore, il se limitait à un simple hum, hum.

Erik voulait que les équipes soient prêtes à partir tôt le matin et il enjoignit tout son monde à aller profiter de quelques heures de sommeil.

Je vais prendre le premier tour de garde, annonça-t-il. Alex, tu me remplaceras et ensuite Mike, tu le relayeras. Les autres, profitez bien de votre nuit de sommeil, vous aurez probablement une longue journée demain. J’aimerais que tout le monde soit prêt pour le départ à sept heures du matin.

Qui va nous accompagner ? demanda Mina en observant Alex du coin de l’œil.

Erik crut remarquer une œillade complice entre Alex et Mina, mais il ne voulut pas y prêter attention. L’endroit était mal choisi pour discuter des conséquences d’une romance sur le terrain et bien qu’il ne s’attende à rien de la part de la géologue, il espérait qu’Alex, qui connaissant les risques encourus dans une telle situation, saurait se tenir correctement tout au long de la mission.

Ça va être simple, commença Erik, un vétéran et un plus jeune formeront les équipes de protection. Nick et Kevin, vous allez accompagner Joseph, vous prendrez la direction de l’ouest. John et Nathan, vous deux allez suivre Stephen en direction de l’est, Matthew et Christopher, vous allez escorter Mina vers le sud.

Erik jeta un regard à Mina et ajouta :

Mike, Alex et moi resterons au camp pour la protection de Max. J’aimerais autant que possible que vous n’alliez pas trop au nord, indiqua Erik en repensant à l’attaque dont ils avaient été témoins plus tôt. Et tant qu’à émettre des mises en garde, évitez aussi de vous approcher des zones forestières si ce n’est pas indispensable.

Erik, qui avait pris le premier tour de surveillance, commençait à ressentir les affres du sommeil l’assaillir. Il observa l’heure sur sa montre, mû par un vieux réflexe d’une vie plus moderne et vit 3 h 33 s’afficher. Il repensa au matin même à l’hôtel, c’était si près et en même temps si loin. Il réalisa qu’il y avait déjà vingt-quatre heures qu’il n’avait pas dormi. Il se dit qu’il était temps d’aller réveiller Alex pour qu’il prenne sa relève, lorsqu’il vit Joseph sortir de la tente et s’approcher de lui.

Joseph, qu’est-ce que vous faites là ? s’étonna Erik. Vous avez une longue route à faire demain. Retournez vous coucher.

Je m’excuse Erik, mais je n’arrive plus à dormir. Je pense encore à cette bête que nous avons vue aujourd’hui, cette espèce de sanglier préhistorique ne semblait avoir aucune crainte et j’avoue réellement que ça me fiche une trouille bleue.

Il n’y a aucune honte à ça, c’est la peur qui nous conditionne à la prudence. Si vous n’aviez pas peur, c’est moi qui serais inquiet.

Mais c’est plus que la simple peur, j’ai l’impression que tout ce qui se trouve ici n’attend que le moment opportun pour nous avaler. On dirait que la noirceur veut nous cacher tous les mystères de ce monde, même le silence qui règne semble vouloir nous engloutir. En ville, il ne fait jamais complètement noir et il y a toujours du bruit quelque part alors qu’ici, c’est comme si on nous faisait croire que tout est endormi.

Vous angoissez et c’est normal. Vous êtes dans un environnement totalement différent de ce que vous avez l’habitude de vivre. Ne vous inquiétez pas, mes hommes ne laisseront rien vous arriver. Nick est un soldat qui a une longue expérience des situations dangereuses et Kevin, malgré sa jeunesse, peut faire face aux imprévus avec intelligence. Je ne vous ai pas octroyé ces hommes par pur hasard, ils sont un mélange de compétence et de vivacité.

Joseph se rapprocha du feu en frissonnant. Ce n’était pas le froid qui le faisait grelotter ni ce qui le forçait à s’approcher des flammes. Erik était inquiet, qu’adviendrait-il en cas de danger ? L’affolement de Joseph pourrait mettre la vie des autres en danger. Durant un instant, il se demandait s’il serait plus sage au matin de n’envoyer que deux équipes accompagnées chacune par trois hommes et ainsi garder Joseph au campement.

Seriez-vous plus rassuré de rester ici, demain ? lui proposa-t-il après un moment de réflexion.

J’imagine que la lumière du soleil dissipera un peu mes peurs, mais plus rapidement nous aurons terminé notre mission et plus vite nous pourrons rentrer. Il me tarde déjà d’entendre le bourdonnement de la ville, ce sera dorénavant un doux murmure à mes oreilles. Je vais essayer de dormir, merci Erik, lui dit Joseph avec une sincère reconnaissance.

Pourriez-vous réveiller Alex et me l’envoyer avant d’aller dormir, s’il vous plaît ?

Joseph entra sous la tente et Erik en profita pour raviver le feu, le temps qu’Alex prenne sa relève.

Chapitre 5

Au matin, aux alentours de 6 h 30 selon le cadran solaire que Max avait construit la veille avec l’aide de Mina, tout le monde au campement était réveillé et avait pris son petit-déjeuner. On avait réparti pour chacun des groupes assez de nourriture et d’eau pour tenir une journée entière. Kevin et Christopher avaient ramassé assez de bois dans les alentours pour nourrir le feu durant au moins deux jours et de l’eau bouillante avait été mise dans les thermos pour la préparation des plats lyophilisés.

Max avait retiré la caméra de l’appareil spatio-temporel et filmait les préparatifs. Il fut entendu que chacune des équipes devait se rapporter par radio à la base toutes les demi-heures en indiquant leur direction si celle-ci devait changer.

Alex s’installa au poste de communication et commença à transmettre un message répétitif pour s’assurer que toutes les radios recevaient correctement les messages. Après cinq minutes, il attendit les confirmations des trois équipes avant de ressortir de la tente.

Au cours des premières heures, ils se rapportèrent au campement de base régulièrement, comme prévu. L’équipe de Stephen fut la première à annoncer avoir détecté un site prometteur pour une exploitation diamantaire, qui était à un peu moins de trois heures de marche au nord-est du camp. Mina dut marcher trois quarts d’heure de plus dans la direction du sud avant de trouver des traces d’or au sol. Elle et ses deux gardes s’approchaient des montagnes qui s’élevaient au loin. S’ils poursuivaient leur marche encore quelques heures, ils parviendraient à les atteindre et peut-être à y découvrir quelque chose de plus significatif. Mais Erik leur demanda de revenir aussitôt que les échantillons de sol seraient prélevés. S’ils devaient s’aventurer dans les montagnes boisées, il préférait y envoyer une équipe de plus grande envergure.

Joseph n’avait toujours rien découvert d’intéressant, mais un large bosquet d’arbres s’étendait à l’ouest devant eux. Il pensa qu’il pourrait être plus sage de rester dans la plaine, mais c’était à Erik de déterminer à quel moment ils devraient revenir et ce dernier leur avait demandé de continuer s’ils estimaient qu’il n’y avait aucun danger.

Il y avait presque cinq heures qu’ils avaient quitté le campement quand un léger tremblement de terre se fit sentir au camp de base.

Alors que Mike, Erik et Max se levaient pour observer l’affolement parmi les troupeaux dans la plaine, Alex, de son côté, entra sous la tente et s’installa au poste de communication. Le séisme avait poussé les animaux à fuir loin du campement des hommes et Erik fut soulagé de voir qu’aucun des troupeaux ne se dirigeait dans leur direction. Aussitôt après la fin du tremblement, Mike alla examiner l’antenne, son arme à la main à l’affût de tout danger. Il voulait être sûr que la structure à la base de celle-ci n’avait subi aucun dommage.

Alors qu’Alex s’apprêtait à entrer en communication avec les groupes en expédition, il ressentit un profond grondement remonter sous ses pieds. Sans prendre le temps de réfléchir plus longuement, il s’empara de la radio et de l’appareil spatio-temporel avant de sortir précipitamment hors de la tente.

Max, qui s’était approché d’Erik au début du tremblement de terre, sentit celui-ci l’attraper par le bras en l’entraînant vers l’ouest. C’était la même direction que prenaient les animaux dans leur panique. Tout en courant, ils devinaient que le sol s’effondrait derrière eux. Le bruit était assourdissant, on aurait cru que la terre était engloutie par un énorme raz de marée et que ce dernier s’approchait d’eux plus rapidement qu’ils n’arrivaient à s’en éloigner. À un moment, ils sentirent le sol se raffermir sous leurs pieds, leur permettant d’arrêter leur course. Max était à bout de souffle tandis qu’Erik lui tenait toujours fermement le bras. Dans l’affolement, Erik avait dû lâcher son arme pour attraper Max et l’entraîner avec lui.

Ils se retournèrent enfin pour constater l’ampleur des dégâts. Un énorme trou béant s’étendait à perte de vue, partant loin au nord jusqu’au sud de leur position. Le gouffre s’étirait sur plus de deux cents mètres de largeur et avait englouti la tente et tout ce qu’elle contenait. Leurs provisions de nourriture, leurs réserves d’eau potable ainsi que tout l’armement incluant les surplus de munitions avaient disparu dans le précipice.

Max suivit Erik qui s’approchait avec précaution du bord du gouffre en regardant attentivement vers le fond du trou. Il recherchait quelque chose quand l’écho d’une voix retentit au loin, leur redonnant un peu d’espoir. Max comprit alors qu’Erik cherchait la présence de ses hommes, mais tout ce qu’ils voyaient au fond du précipice, c’était une eau boueuse et bouillonnante qui entraînait dans son sillage des débris de la forêt.

Ils scrutaient attentivement le bord de la falaise quand ils entendirent à nouveau des cris. Max releva la tête et aperçut Mike debout de l’autre côté de la faille. Ce dernier gesticulait pour attirer leur attention. Erik le vit aussi et regarda autour de lui pour essayer de déterminer si Alex était avec lui.

Mike tentait de leur dire quelque chose, mais à travers le bruit de l’eau, ce qu’il disait restait incompréhensible. Il criait en pointant la rivière qui coulait entre eux et s’agitait de façon désordonnée, semblant vouloir expliquer une chose qu’Erik ne comprenait pas.

— Je crois qu’il essaie de nous dire ce qui est arrivé à Alex, dit Max en regardant Erik du coin de l’œil.

* * *

L’équipe de Mina avait fortement ressenti les deux tremblements de terre. Étant partis en direction du sud, ils étaient seulement à quelques kilomètres à l’est de la fissure. Ils observèrent un troupeau de mastodontes affolés qui s’enfuyait vers le sud-est faisant vibrer encore plus la terre sous leurs pas. Il se passait quelque chose et il était certain que cela se passait à l’ouest de leur position.

— Mina, je crois que nous avons assez d’échantillons pour le moment, dit Matthew. Il serait temps de prendre la route vers le campement. Je n’aime vraiment pas ce qui se passe.

Mina acquiesça et avec l’aide de Christopher, rangea tous les échantillons dans leurs sacs à dos. Ils prirent aussitôt la direction du nord-ouest qui les ramènerait vers le camp de base.

* * *

Le groupe de Stephen s’était déjà mis en route pour revenir vers le campement lorsque les tremblements se firent sentir. John ouvrit sa radio aussitôt qu’une seconde secousse les ébranla. Cette dernière était plus puissante que la première et il voulait s’assurer que tout allait bien, mais la transmission ne passait plus. Nathan et Stephen observaient l’énervement parmi les animaux qui fuyaient aux alentours et se tenaient prêts à toute éventualité. Après cinq minutes de tentatives infructueuses, John s’adressa aux deux autres :

— C’est peut-être simplement l’antenne qui a subi des dommages suite à la secousse, mais il vaudrait mieux de retourner rapidement au camp.

* * *

Joseph et les siens, qui étaient plus loin vers l’ouest, n’avaient ressenti qu’un léger tremblement. Ils observaient des attroupements d’animaux venant de l’est qui s’élançaient dans leur direction en traversant le mince bosquet d’arbres qu’ils avaient franchi une quinzaine de minutes plus tôt. L’affolement des bêtes se sentait dans leur manière désorganisée de se déplacer.

Soudain, le sol se mit à vibrer de plus en plus intensément. C’était comme si un énorme troupeau se dirigeait dans leur direction. Nick sentit aussitôt la menace et regarda autour de lui pour trouver un abri. Il vit un gros rocher sur leur droite. S’ils devaient se cacher, c’était le seul endroit susceptible de les abriter dans cette grande prairie.

— Joseph ! cria-t-il. Allez derrière ce rocher, tout de suite.

Joseph se précipita vers l’abri improvisé, tandis que Nick essayait d’attirer l’attention de Kevin qui avançait vers le tumulte grandissant, le regard fixé dans la direction de la forêt. Les vibrations devenaient de plus en plus intenses et s’y ajoutait maintenant le bruit mat de plusieurs martèlements sur le sol. Kevin semblait hypnotisé par le vacarme et ne portait aucune attention à Nick. Ce dernier lui lança un dernier cri avant de rejoindre Joseph derrière le rocher et épaula rapidement son fusil d’assaut. Ils virent apparaître un troupeau de chevaux qui galopaient, affolés, directement vers leur position.

Il était trop tard pour que Kevin ait le temps de se mettre à l’abri et même s’il l’avait voulu, il ne pouvait détacher son regard du troupeau qui avançait vers lui dans une course effrénée. Il les voyait charger dans sa direction, tels des étalons à la fourrure épaisse. Ils étaient plus petits que les chevaux modernes et ne possédaient qu’une courte crinière, mais à la stupéfaction de Kevin, ils arboraient fièrement une longue corne qui pouvait s’avérer mortelle lorsqu’ils fonçaient sur un ennemi à cette vitesse.

— Des licornes ! Ce sont des licornes ! murmurait Kevin sans arrêt.

Kevin prit rapidement son fusil d’assaut et tira un salve dans les airs afin d’effrayer les animaux pour les faire dévier de leur folle course, mais le bruit de la détonation ne donna pas l’effet escompté. Les bêtes en première ligne tentaient de réfréner leurs élans, mais les chevaux derrière les poussaient vers l’avant. Pour contrer la panique qui les gagnait, elles baissèrent leurs têtes, prêtes à abattre le premier obstacle venu. Joseph se mit à crier à son tour à Kevin de les rejoindre, mais il était trop tard et de toute façon, ce dernier ne les entendait pas à travers le brouhaha que produisaient les sabots des animaux. Nick se positionna avec son fusil, mais il hésitait à faire feu, il pouvait n’en mettre qu’un seul au sol avant que le troupeau ne soit sur Kevin.

Dans un mouvement conditionné par un réflexe de survie, Kevin lâcha son arme et se campa solidement sur ses pieds en tournant son corps latéralement par rapport à la charge des licornes, comme pour encaisser le choc imminent que produirait l’arrivée des bêtes sur lui. Il ferma les yeux en priant intérieurement pour que la fin soit rapide et indolore et deux secondes avant que le troupeau ne l’atteigne, il entendit une détonation dans son dos. Au même moment, les licornes fondaient sur lui.

Chapitre 6

2e jour dans le passé

Alors que les licornes avaient atteint la position de Kevin et qu’elles s’approchaient de leur refuge, Nick vit arriver derrière les bêtes surgissant du bosquet d’arbres, l’espèce de sanglier qu’ils avaient observée la veille. La bête courait moins vite que le troupeau et devait espérer attraper une proie moins rapide. Nick se positionna pour viser l’animal avant que ce dernier soit sur eux, mais la bête avait déjà trouvé une autre proie plus accessible. Kevin, toujours debout, tournait le dos au prédateur tant il était fasciné par le troupeau qui l’avait contourné en passant de chaque côté sans même l’effleurer.

Nick s’apercevait bien que Kevin ne voyait pas l’énorme bête approcher. Il visa rapidement l’animal qui s’élançait sur son ami, mais il ne voulait pas le blesser en tentant d’abattre le dangereux prédateur. Il n’avait qu’une seule chance de l’atteindre avant qu’il ne fonce sur le jeune homme. Une détonation explosa à nouveau, et sous l’impact de la balle, l’animal fit un écart de côté avant de s’écraser mollement sur le sol.

Kevin sentit la balle passer à moins d’un mètre de lui. Devinant que quelque chose s’était effondré tout près de lui, il se retourna et aperçut cet horrible prédateur qui tentait de se relever. Il regarda autour de lui pour rattraper son arme qu’il avait laissé tomber au sol, mais il ne la voyait nulle part. Il pensa rapidement à son pistolet qui se trouvait dans sa ceinture et s’empressa de l’attraper lorsqu’il entendit le second coup de feu. L’animal gisait désormais à ses pieds, la moitié du crâne arraché par l’impact de la seconde balle. Deux mètres plus loin, une belle licorne au pelage d’un blanc éclatant était écrasée sur le sol, une coulée de sang tachait la blancheur de sa fourrure juste sous sa corne, s’écoulant finement entre ses yeux.

Kevin, qui tenait son arme de poing, braqua celle-ci sur l’animal mort. Ses mains tremblaient, mais il ne pouvait se résoudre à lâcher l’horrible bête des yeux. C’était Nick qui, en le rejoignant, lui avait pris l’arme des mains et ce fut à ce moment-là qu’il parvint enfin à relâcher sa respiration. Il s’effondra, assis sur le sol, le corps secoué de tremblements. Nick retira sa parka et la passa sur les épaules de Kevin qui l’attrapa aussitôt pour s’en envelopper entièrement.

— Merci, dit-il d’une voix faible.

Tandis que Nick aidait Kevin à retrouver son calme, Joseph demeurait tapi derrière le rocher, encore effrayé par les événements, la respiration haletante et les mains toujours crispées sur la roche glacée. Il n’arrivait pas à effacer de sa mémoire l’immonde créature qui avait foncé sur son jeune protecteur. Subitement, il réalisa qu’il était seul, trop écarté des autres et il se sentit épié, comme si un regard froid se posait sur sa nuque. Il frissonna et fit volte-face, le dos appuyé contre la roche, parcourant la plaine des yeux, essayant de voir ce qui l’observait.

La peur le clouait sur place. Tel qu’il était là, sans aucune défense, il était une proie facile pour n’importe quel prédateur se terrant dans la plaine. Les herbes dansaient allègrement au gré du vent, l’empêchant de déterminer avec précision d’où arriverait la menace qu’il sentait imminente. Terrorisé, il n’osait pas s’éloigner du rocher, certain qu’aussitôt qu’il se mettrait à découvert l’attaque surgirait, provenant probablement derrière lui.

Tout à coup, il aperçut du coin de son œil gauche, dans sa vision périphérique, une forme fondre sur lui. Il se recroquevilla et mit sa tête entre ses bras pour se protéger et hurla. Son hurlement était tellement perçant qu’une nuée d’oiseaux s’envola, traversant les branches du boisé.

Nick venait d’apparaître à côté de lui, tentant de deviner ce qui effrayait le géologue. Il recula d’un pas en réalisant qu’il était la cause de cette frayeur disproportionnée.

— Joseph, lui dit-il doucement en posant sa main sur son épaule, d’un geste rassurant.

Le hurlement cessa aussitôt et Joseph s’étala de tout son long dans l’herbe, inconscient. Kevin qui s’était rapidement levé en entendant le cri de Joseph vit Nick se pencher sur ce dernier.

— Ça va ! lui cria Nick. Il s’est seulement évanoui.

Kevin s’avança vers eux, un léger sourire sur les lèvres. En marchant, son pied heurta un objet métallique et il découvrit son arme, complètement déformée par le martèlement de sabots du troupeau. Il la ramassa et glissa la bandoulière sur son épaule avant de s’approcher de Nick qui, penché au-dessus de Joseph, tentait de le ranimer.

Joseph sentit son corps secoué et se surprit à penser qu’il était toujours vivant. À travers les brumes de l’inconscience, il entendait des voix et, en soulevant les paupières, il vit le visage de Nick dont les traits habituellement durs laissaient transparaître de l’inquiétude.

— Joseph ! Est-ce que ça va aller ? lui demanda Nick dès qu’il ouvrit les yeux.

Tout ce que Joseph parvint à répondre fut un léger hochement de tête en signe d’acquiescement. Kevin, qui venait de les rejoindre, s’accroupit à ses côtés en l’aidant à s’asseoir, un sourire nerveux toujours accroché aux lèvres.

— Hé l’ami ! Nick t’as foutu une sacrée frousse, lança-t-il joyeusement. On va en avoir long à raconter quand on rentrera.

Le ton joyeux de Kevin aidait Joseph à sortir de sa léthargie. Il était maintenant assis et prenait appui sur la roche pour se relever.

Pas trop vite, l’avertit Nick. Vous pourriez retomber. Prenez le temps de respirer quelques minutes.

Nick et Kevin lui parlaient doucement, le laissant ainsi reprendre contact avec la réalité. Ils l’aidèrent ensuite à se relever et retournèrent, en se tenant de chaque côté du géologue pour le soutenir, à l’endroit où gisaient les animaux morts.

Autant l’une des deux bêtes leur semblait tout droit sortie d’un conte de fées, autant l’autre était une vision de leur pire cauchemar. Joseph ne voulut sous aucun prétexte s’approcher de l’ignoble créature. À sa seule vue, il recommençait à trembler de tout son être.

— Vous savez, les gars, finit-il par leur dire, j’ai un peu honte d’avoir réagi de la sorte. J’aurais cru avoir plus de contrôle sur mes émotions.

— Arrête l’ami, ce n’est pas quelque chose qu’on peut contrôler. Même moi, avec tout mon entraînement de combat, je n’ai pas réagi assez vite. Si Nick n’avait pas gardé son sang-froid, je ne serais plus là pour le raconter, dit Kevin en lançant un regard reconnaissant à Nick.

Joseph s’accroupit au-dessus de la licorne et commença à flatter sa fourrure, comme s’il essayait de l’amadouer.

— Son poil n’est pas dru comme le crin du cheval, on dirait plutôt la texture de la crinière des lions. Probablement que si sa fourrure était brossée, elle serait plus douce et plus soyeuse.

Il continuait son examen, tout en flattant l’animal, cherchant ainsi à sentir les formes de son ossature.

— Vous saviez qu’ils ont déjà découvert les ossements d’une licorne en Sibérie, poursuivit-il. Mais cette dernière avait plus de points communs avec le rhinocéros qu’avec le cheval. Celle-ci, par contre, a une ossature beaucoup plus analogue aux équidés.

Il continua son examen en passant les mains sur les longues pattes de l’animal et s’arrêta un moment sur ses sabots. Il prit quelques secondes de réflexion avant de poursuivre.

— Il me semble avoir lu quelque chose dernièrement sur une licorne découverte en Amérique du Nord, peut-être au Canada, je ne me rappelle pas très bien. Je me souviens que c’était il y a environ deux ans, car j’étais en plein déménagement pour Los Angeles, Licorneum Americus… Voilà ! Je crois que c’était comme ça qu’ils l’avaient appelée, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’examiner ces ossements.

Joseph apposait, au même moment, ses mains sur la corne de l’animal. Il ressentit une étrange vibration provenant de celle-ci, une vibration qui lui était inconnue.

— Kevin, je peux emprunter votre couteau un moment s’il vous plaît.

Kevin sortit le poignard de son étui et le passa à Joseph, s’assurant de lui tendre l’arme par le manche. Joseph entreprit alors d’insérer la lame dans la cavité laissée par la balle de Nick. Elle était très près de la base de la corne et il tentait d’en faire le tour lentement et délicatement. Il espérait l’extraire pour la ramener au camp avec eux.

Après avoir incisé la peau tout autour de la corne durant quinze longues minutes, Joseph mit une légère pression sur la lame afin de l’enfoncer plus profondément entre le crâne et la protubérance osseuse, mais le couteau était maintenant coincé entre les os de l’animal. Kevin vint lui prêter main-forte et manipula le poignard pour pousser la corne hors de sa cavité. Elle ne bougea pas, ce fut la lame du couteau qui céda en laissant un morceau de sa pointe à l’intérieur de la structure osseuse de la licorne.

— Eh shit ! s’exclama Kevin en voyant l’état de son poignard.

Il manquait un morceau d’au moins un centimètre à la lame du couteau que son frère Alex lui avait offert lors de sa remise de diplôme, à l’Académie. Il avait une signification sentimentale pour lui et maintenant il était fini. Peut-être arriverait-il à le faire réparer à leur retour à la maison.

— Nous aurions besoin d’une scie, dit Joseph en soupirant.

Il regarda les deux autres, semblant hésiter à poursuivre.

— Vous pensez qu’on pourrait l’amener avec nous, demanda-t-il, le regard implorant. Je suis convaincu que la corne pourrait posséder une certaine valeur, mais j’ai besoin de l’examiner en profondeur pour me prononcer avec certitude.

Nick réagit aussitôt.

— Impossible, avec l’odeur de sang et de chair morte, ça pourrait attirer d’autres animaux, tant des prédateurs que des charognards. Je ne crois pas que mettre nos vies en péril inutilement soit une idée géniale en ce moment.

— Oui, je suis d’accord avec toi, ajouta Kevin. Mais le but de cette mission n’est-il pas justement de découvrir des matériaux de valeur ?

Nick regarda Kevin un instant et reporta son attention sur Joseph. Il crut un moment qu’à l’idée de risquer de se faire à nouveau attaquer il changerait d’idée, mais ce dernier gardait le silence, attendant la décision de Nick.

— Bon… finit-il par dire. Deux têtes brûlées inconscientes, mais vous avez quand même raison. Sauf que ce n’est ni à moi ni à l’un de vous de prendre cette décision. C’est Erik qui est le responsable de la mission et c’est à lui de trancher. Kevin, appelle-le au campement.

Kevin sortit la radio de son sac pour rentrer en communication avec la base. Il fit quelques essais, mais la radio s’entêtait à rester muette.

— C’est probablement les arbres qui nous empêchent de capter les ondes, estima Joseph.

— Donc il va nous falloir traverser à nouveau de l’autre côté du bosquet, acquiesça Nick.

— On pourrait construire rapidement un brancard pour transporter la licorne avec nous, insista Joseph. Comme ça, si Erik nous dit de la ramener avec nous, ce sera toujours ça de fait.

Ils partirent à la recherche de quelques branches assez longues sur lesquelles ils pourraient coucher la bête afin de la traîner derrière eux.

Pendant que Kevin liait ensemble les morceaux de bois pour fabriquer une civière, Nick prenait quelques instants pour montrer à Joseph comment se servir de son arme de poing. Joseph ne se sentait pas très à l’aise avec un pistolet, mais il s’appliqua néanmoins à suivre les instructions de Nick.

— C’est vous qui allez nous ouvrir la route Joseph et je veux que vous puissiez réagir si jamais il advenait quoi que ce soit, lui dit Nick.

Avant de se mettre en route, Nick et Kevin s’approchèrent du prédateur qui gisait non loin de la licorne et observèrent la structure de l’animal.

— Je déteste cette bête, de près elle est encore plus laide que ce que mon esprit gardait en mémoire, dit Kevin.

Tous deux observaient les crocs de la bête et du bout du pied ouvrirent sa gueule pour voir plus attentivement sa mâchoire proéminente. La terminaison de sa mâchoire saillait à l’extérieur de sa boîte crânienne comme si sa tête était trop petite pour contenir de tels crocs. C’est ce qui lui donnait cet air aussi terrifiant.

— J’aurais bien aimé avoir le cellulaire de Max en ce moment, nous aurions pu au moins rapporter des photos, dit Kevin avec résignation.

— Regarde comment ses dents pointent vers l’extérieur de la mâchoire. Imagine seulement les dommages qu’elles doivent causer. Je suis certain qu’il doit être capable de broyer des os avec ça.

Joseph les écoutait parler en restant à distance. Il tentait de se concentrer sur la licorne pour ne pas penser à cette affreuse créature. Il n’avait qu’une envie et c’était de s’en éloigner le plus rapidement possible. Il avait toujours été attiré par les bêtes préhistoriques, mais à cette époque-là, il n’était question que d’ossements, la réalité était toute autre chose.

Chapitre 7

Au campement, Mike tentait de faire comprendre à Erik qu’Alex avait disparu dans le glissement de terrain.

— Il… faut… courir… Alex…, parvint à entendre Erik.

Il comprenait la réaction de Mike, car lui aussi aurait voulu retrouver le corps d’Alex. Ne jamais laisser un homme derrière… telle était leur devise, malgré tout, il devait penser à ceux qui étaient toujours vivants.

Mike était un homme d’honneur et un meneur. Combien de missions avait-il dirigées par le passé, il ne saurait le dire avec certitude. Quand Erik l’avait approché pour participer à cette mission, ce dernier avait hésité, sachant fort bien que Mike avait l’habitude de diriger ses propres expéditions depuis plusieurs années. Mais l’idée d’une telle aventure lui avait finalement plu et de travailler à nouveau avec Erik n’avait pas été pour lui déplaire, car ils avaient déjà vécu quelques bons épisodes dans le passé.

Mike n’avait jamais perdu d’hommes auparavant et il savait que pour des meneurs de leur trempe, cela représentait un échec. Il était de dix ans plus jeune qu’Erik et son expérience au sein de l’armée l’avait amené à affronter des situations des plus périlleuses. Ayant passé ses années militaires en célibataire, il avait plus souvent été envoyé dans des missions difficiles, voire parfois impossibles, mais il ne rechignait jamais à partir, c’était un « vrai ».

Ce fut sa rencontre avec Émilie qui mit fin à sa carrière au sein de l’armée. Elle n’avait que vingt-huit ans au moment de leur mariage et lui en avait déjà trente-neuf. Elle lui avait clairement spécifié que jamais elle n’épouserait un militaire. Émilie, contrairement à Mike, était enjouée et câline. Elle adorait passer ses soirées à se tirailler avec lui. Évidemment, il la laissait le dominer un moment avant de la maîtriser et alors elle riait aux éclats. C’était une femme superbe, avec une longue coiffure auburn et des yeux d’un vert éclatant tandis que Mike avec ses cheveux châtains et ses yeux gris semblait et était une personne plus tempérée.

Erik les avait observés dans la piscine lors d’une fête donnée chez McFarey. En les regardant ensemble, on aurait pu croire à la fragilité d’Émilie qui était tellement menue, comparativement à Mike, qui était bâti comme un bœuf. Il semblait la manipuler avec délicatesse, comme s’il avait tenu une poupée de porcelaine alors que dans son travail, il était rude à la besogne.

Max le ramena à la réalité.

— Le courant est trop fort, Erik. Son corps doit déjà être loin et encore, c’est s’il n’est pas enseveli sous la terre au fond de la rivière. On a, pour le moment, plus important à penser.

— De quoi est-ce que tu parles, Max ? demanda Erik intrigué.

— On doit impérativement réparer l’antenne.

— L’antenne ? Erik regarda Max avec surprise. La radio émettrice a disparu avec le campement, elle ne nous sert plus à rien maintenant. Impossible de maintenir les communications avec les autres sans ces équipements.

Max sortit son appareil cellulaire de sa poche et le pointa vers Erik.

— Tu te souviens de la balise de localisation que j’ai installée sur l’appareil spatio-temporel hier matin ?

— Oui, oui bien sûr, je me rappelle bien ! A-t-elle un rapport avec l’antenne ?

— Eh bien, elle en a besoin pour émettre. Pas d’antenne… pas de signal. Pas de signal… alors on est coincé ici à vie.

Erik observa le téléphone que lui tendait Max et réalisa enfin son empressement à l’emporter avec lui.

— Max, tu es un génie ! Quelle chance que tu aies pensé à tout !

Erik se tourna dans la direction de Mike pour lui expliquer qu’il devait avant tout réparer l’antenne. Mike n’était pas d’accord, il trouvait que le corps d’Alex aurait dû être une priorité, mais quand il comprit la raison de cet empressement, il cessa de s’obstiner et marcha vers elle.

Alors que Mike s’occupait de réparer l’antenne, en suivant à la lettre les instructions de Max, Erik s’affairait à allumer un grand feu qui permettrait aux autres groupes de retrouver plus facilement leur position. De plus, il leur servirait de protection contre d’éventuels prédateurs. Mike avait toujours son arme d’assaut avec lui, mais Erik avait laissé tomber la sienne lorsqu’il avait agrippé Max pour l’entraîner dans sa course. Il possédait encore son pistolet qui était limité aux douze balles contenues dans le chargeur.

Lorsque l’antenne fut opérationnelle, Max alluma le cellulaire et cliqua sur le logiciel de localisation qui lui indiquerait la direction à suivre, un peu à l’instar d’un radar. Cela lui permettait de savoir où se trouvait approximativement l’appareil.

— Alors Max, qu’est-ce que ça dit ? demanda Erik avec anxiété.

Max gardait le silence, concentré sur les informations que lui retournait la balise de localisation. Après un court instant, il leva les yeux vers Erik en souriant.

— L’antenne détecte la présence de l’appareil au sud-ouest, elle est seulement à quelques kilomètres d’ici.

— Et quelques kilomètres, ça représente quoi plus précisément ? insista Erik.

— J’opterais pour une distance approximative de cinq à dix kilomètres de notre position, compte tenu de la force du signal.

— Tu ne peux pas être un peu plus précis ? s’impatientait Erik.

— Compte tenu de notre équipement, non. Mais plus nous approcherons de l’appareil et plus le signal prendra de l’ampleur.

Erik réfléchit un long moment avant de demander à Max :

— Mais si l’appareil reste immergé dans l’eau trop longtemps, est-ce qu’il sera toujours utilisable ? L’électronique et l’eau, il me semble, ne font pas vraiment bon ménage.

Ne t’inquiète pas Erik, l’appareil a été conçu dans des alliages dont les principaux éléments sont le titane et le palladium, de plus il est complètement étanche. Rien n’arrivera à éroder ces métaux-là. Même les soudures sur la carte maitresse sont constituées de palladium. Quand on voyage dans le temps, l’érosion est un facteur primordial.

— Donc tu es sûr que l’appareil fonctionnera toujours.

— Au cours des tests que nous avons effectués pour trouver où vous envoyer, il y en a eu quelques-uns où l’appareil s’est retrouvé immergé directement dans l’océan. Pourtant, au retour, il fonctionnait encore, alors cesse de t’inquiéter avec ça.

Mike, de l’autre côté de la faille, inventoriait ce qu’il lui restait sur lui. Il répertoria dans son équipement, son arme d’assaut, son pistolet ainsi que son poignard, une boussole au fond d’une poche, des allumettes et deux petites briquettes pour faciliter le démarrage du feu, de la ficelle, deux barres nutritionnelles, une trousse minimaliste de premiers soins, une lampe de poche, la photo d’Émilie avec le sifflet en argent qu’elle lui avait offerts lorsqu’il était parti pour sa première mission.

— Ainsi, tu pourras toujours indiquer ta position quoiqu’il arrive, lui avait-elle dit en le lui offrant.

Il déposa un baiser sur la photo d’Émilie et poursuivit son inventaire. Il sortit les deux bouteilles d’eau de sa parka, des filtres à eau de type Katadyn ainsi que des pastilles pour purifier l’eau. Finalement, nous en aurons peut-être besoin, pensa-t-il. Deux bâtons luminescents, un mini-kit de couture, un petit miroir de localisation, des feuilles d’aluminium, ses papiers d’identité qui ne serviraient absolument à rien ici et un chargeur supplémentaire pour son arme de poing.

Il replaça le tout à l’intérieur de ses poches, à l’exception d’une bouteille d’eau et d’une barre nutritionnelle qu’il ouvrit immédiatement. Il but quelques gorgées d’eau et mangea la moitié de la barre de céréale avant de les remettre dans ses poches. Il était préférable d’économiser les vivres étant donné qu’il ne savait pas dans combien de temps ils pourraient retourner à leur époque.

Il sortit son sifflet et siffla trois longs coups, tentant ainsi d’attirer l’attention d’Erik qui était en grande discussion avec Max autour du feu.

— Je vais partir en excursion pour essayer de trouver un endroit où nous pourrions traverser, leur cria-t-il.

Le courant de l’eau au fond du gouffre s’était calmé, ils arrivaient enfin à s’entendre un peu plus facilement. Erik n’aimait pas l’idée que Mike parte seul. Il aurait préféré attendre le matin, mais ce dernier lui fit comprendre qu’il voulait jeter un coup d’œil afin de voir s’il ne pouvait pas retrouver le corps d’Alex en cours de route.

— D’accord Mike, mais ne t’éloigne pas trop. Si tu ne trouves pas un endroit où traverser d’ici un ou deux kilomètres, tu reviens aussitôt.

— D’accord, ne vous inquiétez pas, je serai de retour bien avant le coucher du soleil.

* * *

Joseph ouvrait la marche devant Kevin et Nick, mais comme ils entraient dans la lisière boisée, il faisait très attention de rester seulement à quelques pas devant. Tirer la licorne derrière eux n’était pas de tout repos, elle devait peser dans les 500 kg. Ils avaient attaché leur équipement sur celle-ci afin d’alléger leur charge. On leur avait demandé de ne laisser aucun objet de leur époque derrière et l’arme endommagée devait être rapportée au camp. Évidemment, les douilles utilisées pour tuer les bêtes étaient restées sur place, mais ils ne crurent pas que cela causerait un quelconque préjudice dans plus de 100 000 ans.

Dans le bosquet d’arbres, la végétation était abondante et masquait en grande partie la lumière du jour. L’atmosphère y était plus lourde et avec le brancard qu’ils transportaient, la progression était plus lente. Le boucan qu’ils faisaient en traînant leur fardeau couvrait les bruits de la forêt. Ils devaient constamment rester aux aguets, conscients que leur présence ne passait pas inaperçue auprès de la faune locale.

Joseph, qui avançait au même rythme que les autres, tournait frénétiquement la tête de chaque côté, l’arme toujours pointée devant lui, essayant de rester à l’affût des bruits et craquements environnants. Soudain, une espèce de hululement court et répété se fit entendre plus loin parmi les arbres. Rien de comparable au long hululement émis par les hiboux, mais ressemblant plutôt à un appel bref, comme un cri de ralliement. Le plus effrayant c’était qu’il semblait y avoir aussi des réponses.

Les cris se poursuivaient de façon irrégulière, se répercutant parmi les bois et provenant de différentes directions, quand ils aperçurent enfin l’orée de la forêt, ils pressèrent le pas afin de sortir le plus rapidement possible de cet endroit.

En atteignant la lisière du bois, les bruissements et les craquements de plus en plus rapprochés leur firent comprendre que ce n’était pas les bruits du brancard qui frottait sur le sol. Ils se précipitèrent hors de la forêt aussi vite que leur chargement le leur permettait, mais comme ils commençaient à avancer en terrain dégagé, ils virent apparaître parmi les branchages, trois bêtes ressemblantes à des hyènes et qui se mirent à ricaner avec excitation.

Nick remarqua l’hésitation des bêtes à sortir hors du couvert des arbres et il en profita pour attraper son arme. Il savait que l’odeur de la licorne morte les attirait. En détaillant la physionomie de ces hyènes préhistoriques, Nick réussit à distinguer un corps robuste muni d’une longue queue. Il vit aussi que leurs fourrures étaient parsemées de rayures tel un zèbre. Mais la tête de la bête était de couleur unie et son cou semblait plus court que son crâne et son museau étroit était beaucoup plus long que celui qu’il avait déjà vu chez les hyènes modernes.

Nick, qui possédait leur unique arme d’assaut en état de marche, se mit en position de tir. Il attendit de voir comment agiraient les prédateurs, prêt à défendre leur position. Alors que deux des bêtes s’engageaient dans la plaine, la troisième restait sur place, lançant à nouveau des cris courts et constants comme si elle appelait d’autres membres de son espèce à la rescousse.

Sans plus attendre, Nick lança quelques tirs dans la direction des deux bêtes et en toucha une des deux mortellement. La seconde freina aussitôt son élan et retourna rapidement en direction du couvert des arbres. Elle était blessée et sa démarche était plus incertaine qu’au moment où elle courait vers eux.

Les hommes, qui croyaient que les bêtes avaient compris le danger qu’ils représentaient, reprirent le brancard et poursuivirent leur route en prenant soin de ne pas lâcher les animaux des yeux.

— Non, s’écria Joseph qui reculait pour bien voir la position des bêtes dans la forêt.

— Quoi ? dirent Kevin et Nick en se retournant rapidement du côté des arbres.

Elles étaient maintenant cinq bêtes à se tenir à l’orée de la forêt, elles hésitaient encore à se lancer à leur poursuite. Elles avaient senti le danger qui les attendait si elles attaquaient. Mais les hommes n’étaient pas certains que ce serait suffisant pour les tenir longtemps à distance.

Un nouveau groupe de trois bêtes se joignirent aux autres, quatre d’entre elles s’avançaient prudemment hors du couvert des arbres, toujours hésitantes à attaquer.

— Désolé Joseph, dit Nick sur un ton de résignation. Nous devons leur abandonner la licorne. Avec un peu de chance, elles ne nous poursuivront pas si nous leur laissons cette proie à se mettre sous la dent.

Dès qu’ils déposèrent le brancard sur le sol, les hyènes préhistoriques s’élancèrent vers leur proie, sans leur donner le temps de récupérer leurs équipements. Nick tira une nouvelle salve qui en abattit deux autres, ce qui ralentit encore une fois l’attaque des bêtes, mais cette fois-ci, elles ne reculèrent pas. Prenant leurs jambes à leur cou, les trois hommes se mirent à courir pour s’éloigner des prédateurs, montrant ainsi qu’ils leur laissaient la dépouille de la licorne.

Quand ils furent assez loin, ils jetèrent un regard en arrière et virent que les charognards avaient rapidement atteint leur dernière position. À l’aide de leurs gueules terrifiantes, elles tiraient leur proie vers la forêt où elles se sentaient plus en sécurité qu’à découvert dans la plaine.

Les hommes continuèrent d’avancer, jetant régulièrement des coups d’œil derrière eux pour s’assurer que les bêtes ne les poursuivaient pas.

Chapitre 8

Mercredi 20 avril 2016

Sam avait un sommeil de plomb. Après avoir passé la nuit à écumer les bars de la ville jusqu’au matin, enfilant les verres de bière l’un après l’autre, il n’avait gardé aucun souvenir de la fin de sa soirée, ni de comment il était revenu à la maison. Il était pourtant certain qu’il avait été bien incapable de conduire la voiture, bien que cela ne l’eût jamais empêché auparavant.

À cet instant précis, il n’avait aucune envie de soulever les paupières, surtout si c’était pour subir le regard désapprobateur de Roxane. C’était ces yeux qui l’avaient attiré dès leur première rencontre, son regard presque noir, auparavant si doux et enjoué, avec sa frange blonde qui lui tombait sur le front, lui donnant un air enfantin. Ses lèvres pulpeuses vous faisaient rêver de l’embrasser, car elles ne pouvaient que rendre ces baisers. À une époque, il aurait tout abandonné pour se réveiller à ses côtés, et ce, pour le restant de ses jours.

Aujourd’hui, à quoi bon se lever dans un monde où toute sa vie avait été anéantie, par-dessus tout, il n’arrivait toujours pas à s’expliquer comment les choses en étaient venues là !

Pour Sam, il n’y avait plus de distinction entre la réalité et la fiction. Il vivait dans un rêve permanent, espérant qu’il finirait par se réveiller, mais en attendant ce moment-là, il buvait, et il buvait encore. Roxane ne pouvait pas le comprendre, elle qui était si cartésienne, elle le regardait comme s’il était un raté de la pire espèce. Ses doux yeux noirs étaient devenus sévères et froids et sa bouche qui ne souriait presque plus, lui rappelait chaque jour sa déception. Qu’est-ce qu’elle avait ce matin à vouloir le réveiller à tout prix ?

— Sam, lève-toi ! Il est six heures… du soir, ne me dis pas que tu ne t’es pas encore levé ?

— Laisse-moi dormir, j’ai aucune envie de bouger d’ici pour le moment. Je ne sais même pas à quelle heure je suis rentré.

— Ah, tu n’étais pas encore là quand je suis partie travailler ce matin. Tu vis ta vie la nuit maintenant, on ne se voit plus, on ne se parle plus.

— Arrête ! Tu rapportes toujours tout à toi. Tu ne fais que te plaindre depuis quelque temps.

— Me plaindre ? Comment pourrais-tu le savoir ? Tu n’es certainement pas là pour les entendre, mes plaintes. De toute façon, quand tu es ici, tu dors.

— Tu sais que ce n’est pas facile pour moi en ce moment. Tu le sais pourtant, t’étais là, il me semble.

— Oui, je sais Sam, mais ça fait déjà quatre mois. Ça ne peut plus continuer, tu dois te secouer. Reviens dans la réalité, affronte ce qui s’est passé ! Je suis là moi aussi et j’y suis pour toi.

— Ben oui, t’es comme une spectatrice dans un one-man-show. C’est moi qui dois tout supporter, rétorqua Sam en ouvrant enfin les yeux.

Roxane regardait les yeux de Sam rougis de fatigue et d’alcool. Elle haussa les épaules l’air découragé. Elle avait peur qu’il n’arrive jamais à reprendre le dessus, jamais elle n’aurait cru qu’il baisserait les bras comme ça, aussi facilement.

— Sam, écoute-moi…

— Laisse-moi tranquille. Tu me fatigues-là. Si t’es pas contente, va voir ailleurs si j’y suis, dit Sam en refermant les yeux.

Le regard que lui lança Roxane lui fit bien comprendre qu’elle en avait assez de lui. Il savait qu’elle avait raison, il n’était plus rien aujourd’hui. Il n’était plus qu’une pauvre loque sans volonté.

— Arrête Sam. C’est aussi chez moi ici. Arrête de faire l’imbécile, tu dois te reprendre, ça fait quatre mois que ça dure. Je ne peux pas continuer comme ça. Je veux que tu me reviennes.

— Fous-moi la paix ! Tu ne penses qu’à toi ! Tu ne peux pas comprendre toi et ta petite vie bien rangée. Tu me fais chier, comprends-tu ?

Roxane avait reculé d’un pas, elle ne reconnaissait pas son Sam. Lui qui prenait toujours tellement soin de lui. Maintenant, ses cheveux étaient devenus longs et en bataille, ses yeux qui la regardaient avant avec amour n’étaient plus que deux billes noires enfoncées dans leurs orbites sous des cernes dus à une trop grande consommation d’alcool. Comment en étaient-ils arrivés là ? C’était comme recevoir un coup de poignard dans le cœur.

— Tu souhaites que je parte ? lui demanda-t-elle soudain d’un ton plus doux.

— Fais c’que tu veux, ça m’est égal. T’es une grande fille, tu trouveras bien un autre raté à aider quelque part dans cette foutue ville.

— Mais est-ce que c’est ce que toi tu veux ? dit-elle en élevant elle aussi la voix.

— J’veux juste que tu me foutes la paix, t’as compris ? Sacre ton camp et ramasse tes affaires comme ça j’vais enfin être tranquille.

Sam détourna la tête pour ne pas voir la réaction qu’il avait suscitée chez celle qu’il aimait. Elle ne comprendrait probablement pas, mais c’était pour elle qu’il agissait ainsi.

Les genoux tremblants et les idées embrouillées, Roxane tourna le dos à Sam et quitta doucement la chambre en ravalant ses larmes. Elle ne voulait pas lui montrer à quel point elle était blessée. Elle serra les poings et se raidit, le dos bien droit.

Une fois hors de la chambre, elle enfila ses chaussures et sa veste et sortit de l’appartement les yeux remplis de larmes, sans ajouter un mot. Ce ne fut que lorsqu’elle se sentit tranquille et isolée dans sa voiture qu’elle laissa sa peine et sa rage s’exprimer. Elle lança le moteur de sa Civic blanche et sortit du stationnement, mais elle ne savait pas dans quelle direction aller. Où se rendre et surtout à qui se confier ?

Finalement, elle décida de prendre l’autoroute en direction des Laurentides, où seule son amie Chantal serait capable de l’écouter sans la juger et surtout, sans le juger lui non plus. Elle lui avait toujours tout raconté auparavant, mais ces derniers mois, elle ne disait plus rien, ni à son amie ni à personne. Peut-être arriverait-elle à y voir plus clair si elle en parlait enfin.

* * *

Quatre heures plus tard

Roxane était de retour à l’appartement. Elle était restée quelques heures avec son amie et en avait profité pour se vider le cœur. Elle avait tout raconté à Chantal sans rien omettre. Celle-ci l’avait laissée parler sans l’arrêter, elle l’avait juste encouragée à continuer jusqu’à ce qu’elle n’ait plus rien à dire.

— J’avais bien senti que quelque chose n’allait pas depuis un moment, mais je ne croyais pas que c’était devenu aussi si grave, dit finalement Chantal. Et que penses-tu faire maintenant ?

— Merde ! Je l’aime, mais…

— Mais, tu ne veux pas couler avec lui !

— J’en peux plus de me battre avec lui. En fait, ça, c’est quand on se voit et qu’il est un peu sobre. T’as raison, il faut que je pense à moi.

— Roxane, tu sais ce qu’il te reste à faire.

— Oui, je le sais, mais c’est dur. C’est vraiment dur. Si seulement il me disait qu’il m’aimait encore, qu’il voulait que je reste, n’importe quoi pour me faire comprendre qu’il a besoin de moi.

— Et tu crois vraiment qu’il ne t’aime plus ? demanda Chantal

— Parfois oui, mais plus souvent non. Il est dur, il est froid, on dirait qu’il me reproche ce qui est arrivé. T’as raison, je dois le quitter.

— Fais ce que tu crois être le mieux pour toi, la chambre d’amis est prête si tu le veux.

En partant de chez son amie, Roxane avait décidé de déménager, mais en réalité, elle espérait que Sam lui demande pardon et que de la voir s’en aller le réveillerait enfin.

Elle entra dans l’appartement avec des cartons dans les bras, Sam était assis sur le canapé, une bière à la main à écouter le hockey. Cinq bouteilles vides traînaient déjà à côté de lui.

— T’étais où ? demanda Sam. J’ai commandé une pizza, si t’en veux, y’en reste.

Roxane le regarda incrédule. Il agissait comme si rien ne s’était passé alors qu’elle était encore bouleversée. Se pourrait-il qu’elle ait seulement imaginé une partie de la conversation qui avait eu lieu un peu plus tôt ?

— Je suis partie chercher des cartons ! C’est bien ce que tu voulais, non ? L’espoir persistait dans la tête de Roxane. Peut-être qu’il lui demanderait pardon, qu’il lui demanderait de rester.

Sam se retourna vers elle, l’air abasourdi. « Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Aurait-elle rencontré quelqu’un ? Ou elle trouve simplement elle aussi que je suis un raté… aussi bien qu’elle parte avant que je ne l’entraîne avec moi », pensa-t-il.

Surtout, n’oublie rien, faudrait pas que tu sois obligée de revenir, lui rétorqua-t-il finalement d’un ton froid et distant.

— T’inquiètes, tu n’auras pas à me revoir.

C’est une Roxane résignée qui entra dans la chambre et commença à vider les placards de ses vêtements, ensuite la salle de bain où elle s’assura de ne rien laisser derrière elle. Elle s’affairait avec concentration en essayant de ne pas penser à Sam et surtout, à ne pas écouter ce qu’il lui disait. Elle l’entendait marmonner, mais elle restait sourde afin d’éviter de nouvelles insultes et de nouvelles souffrances.

Finalement, de retour au salon, elle ramassa toutes les photos qui étaient accrochées aux murs et qui représentaient les bons moments qu’ils avaient partagés ensemble. Pas question qu’elle lui laisse une seule photo sur laquelle elle apparaissait, elle n’aurait qu’à s’en débarrasser plus tard. Elle ne tenait pas particulièrement à conserver des souvenirs qui pourraient lui rappeler ces moments.

Après avoir apporté à la voiture une dizaine de cartons, elle refit le tour de l’appartement et ramassa son portable et son cellulaire. En sortant, elle entendit Sam lui crier quelque chose, mais ne voulait pas porter attention à ces nouvelles insultes, même si ça la frappait en pleine figure.

* * *

Jeudi 5 mai 2016

Les mégots remplissaient le cendrier alors que Sam fumait cigarette sur cigarette. Il avala une longue gorgée de sa bière maintenant chaude, la cendre de sa cigarette tomba sur le plancher, mais il ne le remarqua même pas.

Depuis le départ de Roxanne, il n’arrivait plus à trouver ses repères, elle était son point d’ancrage qui l’empêchait de couler complètement.

Dans l’appartement, tout lui rappelait son départ. Sur les murs blancs et vides, on pouvait encore distinguer les traces des photos qu’elle avait apportées et l’odeur de son parfum était imprégnée dans les draps froissés. Il ne lui restait que ces maigres souvenirs, car elle n’avait rien omis derrière elle qui pourrait la lui rappeler.

Sur le comptoir s’entassaient les corps morts de ses beuveries, mais même l’effet de l’alcool n’arrivait plus à engourdir le vide qu’elle avait laissé.

Ça faisait trois jours qu’il ne s’était pas lavé et qu’il traînait en pantalon de pyjama toute la journée. Ses cheveux étaient longs et sales et ses ongles auraient fait désespérer n’importe qui. Mais son cellulaire restait toujours branché dans l’espoir qu’elle appelle, mais elle n’avait pas téléphoné et il savait qu’elle ne le ferait pas.

Il n’avait pas été là pour elle, il l’avait négligée, il l’avait abandonnée. Il avait ses raisons, elle aurait pu comprendre et être patiente. Il avait tout perdu, mais non, il n’avait pas encore tout perdu, maintenant oui. Elle n’avait rien laissé derrière elle qui pourrait lui donner une raison de l’appeler sans devoir s’excuser.

S’excuser ! Ça jamais ! Il ne pouvait s’avouer qu’il avait eu tort. Si elle l’avait aimé, elle serait restée, elle aurait compris ce qu’il vivait et elle l’aurait soutenu dans toute cette affaire. Au contraire, elle l’avait poussé dans ses derniers retranchements en le mettant face à face avec sa réalité à elle.

L’autre jour, alors qu’il était dans la rue près de la maison, il l’avait aperçue. Elle était en voiture, mais elle ne l’avait pas vu. Elle était toujours aussi belle que dans son souvenir, peut-être même plus encore. Si seulement elle l’avait regardé ce matin-là, avec ses yeux magnifiques et son sourire enjôleur. Il lui aurait fait signe de s’arrêter et lui aurait dit qu’il l’aimait et qu’il s’en voulait d’avoir été affreux avec elle. Il aurait été jusqu’à lui promettre la lune pour qu’elle revienne, pour qu’elle l’aime à nouveau.

Qu’est-ce qu’il lui restait maintenant ? Dans une semaine, il devait libérer l’appartement qu’il n’arrivait pas à payer, son téléphone était sur le point d’être coupé, sans parler de l’électricité. Il n’aurait qu’à rejoindre les sans-abris, ceux que la vie avait abandonnés. Et dire que seulement deux ans avant, tout lui souriait.

* * *

Roxane observait une araignée au plafond, une tasse de café encore fumante sur la table du salon. Assise sur le fauteuil, elle ne quittait pas la progression de la bestiole. Comment s’en débarrasser sans qu’elle lui tombe dessus ? Cette simple idée la fit frissonner d’effroi. Elle savait très bien que ce n’était qu’une minuscule araignée et que celle-ci ne pouvait pas lui faire de mal, mais ça ne l’empêchait pas d’avoir un sentiment de répulsion pour ces bestioles.

À une époque, Sam se serait moqué gentiment de cette phobie. Il l’aurait taquinée un peu et s’en serait finalement occupé, mais c’était dans un passé si lointain, ces petits amusements ne faisaient déjà plus partie de leur quotidien.

Il y avait trop longtemps qu’elle vivait seule, même avec lui, le désir ne se reflétait plus dans ses yeux tant il était obnubilé par ses ennuis. Il ne recherchait plus de solutions, mais l’oublie dans un verre d’alcool.

Elle avait essayé de le soutenir, de l’encourager, de le pousser, mais il la repoussait, ou pire encore l’ignorait complètement. Ce jour-là, il avait arrêté de s’aimer et de l’aimer, elle aussi.

Ce fut si difficile de le quitter, il était assis là, à la regarder empaqueter ses affaires et à lui répéter.

— Surtout, n’oublie rien, parce que t’existes plus pour moi.

Même si elle faisait des efforts énormes pour ne pas comprendre ce qu’il lui disait, ses mots lui martelaient sans cesse la tête. Quand elle eut passé la porte, il lui avait crié à travers celle-ci qui se refermait :

— T’étais rien pour moi, juste un bon coup à tirer.

Comme il l’avait blessée ce jour-là. Il y avait trop longtemps qu’il la rendait triste, mais ces dernières paroles étaient tellement hargneuses et cruelles qu’elle ne pouvait les oublier. Elle avait beaucoup pleuré et il lui arrivait encore de pleurer, mais maintenant elle s’était familiarisée à sa peine. Elle avait cru innocemment, durant quelques jours, qu’il s’excuserait, qu’il l’aimait toujours, mais il était resté silencieux.

Un jour, alors qu’elle se rendait à la gym en voiture, il était là, sur la rue et comme il faisait frais ce matin-là, il portait une tuque et sa grosse veste de cuir. Elle retrouvait l’apparence de son Sam, celle d’avant le drame. Mais quand il avait levé les yeux vers elle, elle avait paniqué et avait détourné la tête pour qu’il pense qu’elle ne l’avait pas vu. Elle avait quand même eu le temps de remarquer un air de surprise sur son visage lorsqu’il avait regardé dans sa direction.

Elle s’était promis cette journée-là que plus jamais elle ne pleurerait pour lui ni pour personne d’autre et que la prochaine fois qu’elle le verrait, elle ne détournerait pas le regard.

Mais elle ne pouvait oublier comment c’était avant, il n’y avait pas plus de deux ans. Depuis le jour où ils s’étaient rencontrés, depuis le moment où il avait pris sa main dans la sienne, elle avait su au plus profond d’elle-même qu’il n’y aurait plus jamais que lui.

Chapitre 9

2 ans plus tôt

— Roxane, je suis sûr que tu connais la découverte du squelette de la licorne qui a été déterré dans les Badlands du Dakota du Sud par le docteur Samuel Lorion ! intervint Joseph, le directeur du Musée de Pointe-à-Callière à Montréal.

— Oui, bien entendu, ça a fait la une des journaux durant des semaines et en fait, c’est la « Licorneum Americus ». Pourquoi ?

— Cet été, nous allons présenter l’exposition sur le Parc national des Badlands, incluant le squelette de la licorne. Je vais avoir besoin du cursus universitaire du docteur Lorion ainsi que le sujet de sa thèse. En fait, un résumé de sa thèse.

Joseph sourit à Roxane en lui remettant les documents concernant la nouvelle exposition et ajouta :

— J’aurais besoin de ça pour hier ! Et il quitta le bureau de Roxane en riant aux éclats.

Roxane observa les documents laissés et feuilleta les premières pages à la recherche des dates de l’exposition.

— Merde, il ne rigolait pas, s’exclama-t-elle en se passant la main sur la nuque, ébouriffant légèrement ses cheveux courts.

Ils ne leur restaient que deux mois pour tout préparer, c’était un peu juste pour qu’elle puisse s’en occuper toute seule, évidemment. En continuant le survol des papiers qu’elle avait en main, elle constata que Joseph avait déjà monté une équipe entière sur le projet. Son travail à elle se concentrait uniquement sur la Licorneum Americus et sur le docteur Lorion.

— Salut !

Roxane leva les yeux de la documentation et vit, dans l’embrasure de la porte, Marc, appuyé nonchalamment contre l’encadrement comme s’il était le centre de son univers.

— Je peux faire quelque chose pour toi ? demanda-t-elle froidement.

Marc ne releva pas le ton distant avec lequel il était reçu et arbora un grand sourire.

— On va travailler ensemble sur le projet de la licorne, le sais-tu ? On va devoir trimer pour arriver dans les temps. Sûrement travailler tard, aussi.

— Je sais très bien ce que je dois faire, Marc. Elle lui rendit son sourire en ajoutant : « Je te ferai un compte rendu régulier de mon avancement dans mes rapports, tu n’as pas à t’inquiéter, nous n’aurons pas besoin de nous voir souvent. »

Marc lui lança un sourire enjôleur.

— On pourrait commencer par en discuter ce soir devant un verre, ça te dirait ?

Marc était le directeur financier du projet, ce qui lui donnait l’opportunité de suivre le travail de l’ensemble de l’équipe et aussi de déterminer la portion budgétaire attribuable à chacun des éléments de l’exposition.

— Laisse tomber ! On ne remettra pas ça, nous deux, c’est de l’histoire ancienne, lui lança Roxane d’un ton sérieux.

— Tu ne me pardonneras jamais, alors ? demanda Marc un peu triste.

— Je n’ai pas à te pardonner. On est collègues et ça va rester comme ça. Nous n’aurions jamais dû aller plus, loin de toute façon.

Elle l’observa tristement. Marc était un très bel homme et il le savait, les cheveux châtains toujours bien peignés, des yeux d’un bleu profond et perçant, un menton autoritaire. Il portait des vêtements de marque qui mettaient sa silhouette athlétique en valeur. Personne dans le musée n’était indifférent à son charme, pas même Roxane.

Quand elle était arrivée au Musée à l’automne dernier, il avait aussitôt flirté avec elle et c’était très flatteur pour elle qui ne connaissait encore personne dans le bâtiment. Ils avaient alors commencé à se fréquenter très rapidement, après un verre ce fut un souper et ensuite ils avaient couché ensemble. Il était prévenant et romantique en plus d’être un amant exceptionnel.

Mais Marc étant égal à lui-même, aussitôt qu’une nouvelle fille entrait au musée, il ne pouvait s’empêcher de flirter avec celle-ci. Tout à coup, il était moins disponible pour Roxane et surtout, plus souvent au travail. Et quand elle lui reprochait de n’être jamais présent pour elle, il lui remettait sous le nez toutes les personnes avec qui elle parlait, comme si elle courtisait tous les hommes qui l’entouraient, même son patron.

Quand Roxane s’était rendu compte de son manège, elle s’était retirée de cette relation qui devenait invivable, avait versé quelques larmes sur ses espoirs déçus et avait recommencé à vivre normalement comme si rien n’était jamais arrivé.

— Je te propose seulement d’aller parler du projet en dehors du musée, tu ne dois pas te mettre martel en tête pour si peu, réitéra Marc avec désinvolture.

— Tu as de la documentation pour moi ? lui demanda-t-elle comme s’il n’avait rien dit.

— Justement, j’aimerais te mettre au parfum avant que tu ne commences à travailler sur le projet. Que tu comprennes bien les restrictions budgétaires qui y sont attribuables.

— Et tu veux aller où ? demanda Roxane.

— Que dirais-tu du Nelligan, ce sera parfait pour discuter.

Le Nelligan était une terrasse située au 5e étage rue Saint-Paul, tout près du musée. C’était l’endroit où ils s’étaient retrouvés la première fois et encore souvent par la suite au cours de leur courte relation.

— Aucun problème Marc, je vais communiquer l’endroit à toute l’équipe et comme ça, tu n’auras pas besoin de répéter tes directives à chacun d’entre nous séparément.

— Ah, Roxane ! tu es vraiment dure avec moi, lui lança Marc en quittant la pièce d’un air boudeur.

Roxane sourit en le regardant s’éloigner. « On dirait que la réunion de travail tombe à l’eau », pensa-t-elle. Elle ouvrit ensuite son cellulaire et ajouta la réunion d’équipe de 9 h pour le lundi matin.

Le lundi matin suivant, Joseph entra dans la salle de conférence et d’un coup d’œil discret autour de la pièce s’assura que toute l’équipe était bien présente. Chacun parlait, soit de sa fin de semaine soit du projet qu’il se préparait à entamer.

— Euh ! Mesdames, messieurs ! Vous êtes tous prêts pour le projet Badlands ? demanda Joseph.

Un brouhaha de bruit de chaises se fit entendre dans la salle, alors que tout le monde se retournait vers le directeur en s’installant autour de la table de conférence.

Toute l’équipe est là ce matin, nous allons commencer par travailler l’idée générale de l’exposition ensuite, nous répartirons chaque portion du travail par équipe, dit Joseph.

Après plusieurs heures de discussions, d’échanges et de propositions, les grandes lignes de l’exposition furent arrêtées. Joseph proposa de commander le repas du midi dans la salle afin qu’ils puissent poursuivre leur travail. Évidemment, tous étaient d’accord pour dîner aux frais du musée et à l’unisson, ils s’entendirent pour faire venir des plats orientaux et des pichets d’eau furent apportés dans la salle.

La réunion dura jusqu’à tard dans l’après-midi. Toutes les équipes furent établies avec leurs fonctions respectives. Roxane se retrouva seule avec la tâche de préparer la présentation de la « Licorneus Americus ». L’ensemble des autres sites des Badlands furent attribués chacun à un membre de l’équipe. Bien entendu, Marc devait superviser le budget de chacune d’elles en fonction de l’importance de chacun des sites.

— Roxane, le docteur Samuel Lorion doit arriver à Montréal ce vendredi. Est-ce qu’il te serait possible d’aller l’accueillir à l’aéroport, au nom du musée ? demanda Joseph. Comme c’est toi qui t’occupes de sa découverte, je pense que tu es la mieux placée pour cette tâche.

— Aucun problème Joseph, tu n’as qu’à me transmettre son heure d’arrivée sur mon cellulaire. J’ai déjà commencé à lire sa thèse qui porte justement sur sa découverte. Je pourrai en discuter avec lui pour éclaircir les points nécessaires pour poursuivre mon travail, répondit Roxane d’un ton professionnel.

— Excellent, rétorqua Joseph. De l’aéroport, vous viendrez directement au musée où nous pourrons lui présenter toute l’équipe et les lignes directrices de l’expo.

Le vendredi suivant, l’alarme réveilla Roxane à 4 h 30 du matin. L’avion du docteur Samuel Lorion devait atterrir à Montréal à 8 h et Roxane voulait partir assez tôt pour éviter les embouteillages, elle alla donc rapidement sous la douche pour être prête à sauter dans sa voiture avant six heures. Dans les recherches qu’elle avait effectuées au cours de la semaine, elle avait trouvé des photos du paléontologue. Ce dernier ressemblait plus à un aventurier qu’à un docteur en paléontologie. On lui avait néanmoins offert un poste permanent de professeur à l’Université de Montréal, ce qui était assez rare pour un chercheur dans la mi-trentaine.

Elle choisit finalement de porter un léger gilet de laine crème avec une jupe de type tailleur de couleur chocolat, le tout accompagné d’un veston assorti. Elle agrémenta sa toilette avec des escarpins blancs cassés qui la grandissaient de trois pouces. Son seul bijou fut une fine chaîne en or nantie d’une croix et de son jonc de baptême. Elle s’observa une dernière fois dans le miroir, se mit une légère touche de rouge à lèvres et s’enveloppa d’un effluve d’un parfum.

Lorsqu’elle démarra sa Civic, il était déjà six heures du matin passées. Elle ouvrit la radio à 730 AM afin d’écouter les informations sur la situation routière à Montréal et elle sortit du stationnement. La radio n’annonçait aucune congestion sur l’autoroute 13, elle opta donc pour cette direction pour atteindre l’aéroport international Pierre-Eliott-Trudeau le plus facilement possible.

À 7 h 15, Roxane était en ligne devant le Tim Hortons, seul restaurant déjà ouvert à cette heure à l’aéroport, afin de se commander son premier café matinal. La file était longue et l’unique serveuse ne semblait pas des plus empressée, la file avançait dans une lenteur désespérante. C’était une chance qu’elle ait prévue d’arriver en avance.

En allant regarder la liste des arrivées, elle constata que le vol de Londres n’affichait aucun retard. Donc s’il atterrissait à huit heures comme supposées, le temps de passer aux douanes et ensuite attraper ses valises, il ne devrait pas sortir avant environ neuf heures. Elle avait le temps pour un second café en attendant et même de potasser un peu son dossier sur le sujet de la licorne.

À 8 h 45, plusieurs personnes stationnaient devant la porte de sortie. Roxane portait un carton avec le nom de Samuel Lorion, au cas où elle ne le reconnaîtrait pas. Elle scruta néanmoins attentivement toutes les personnes qui sortaient essayant de remarquer un signe distinctif du jeune docteur.

Lorsqu’elle le vit enfin, elle eut le souffle coupé. Elle reconnaissait ses traits, elle les avait observés sur les photos, mais sa barbe rasée de près et ses cheveux raccourcis lui donnaient une apparence beaucoup plus séduisante, mature et sérieuse. Elle sourit et leva son carton plus haut afin qu’il ait une chance de l’apercevoir.

* * *

Au même instant de l’autre côté de la porte d’arrivée, Samuel Lorion poussa un soupir de satisfaction.

— Enfin à Montréal, pensa-t-il.

Il n’était pas revenu dans sa ville natale depuis l’obtention de son doctorat. Il avait passé deux étés complets au Parc national des Badlands à travailler sur la découverte des ossements de la Licorneum Americus. Le reste du temps, il peaufinait la rédaction de sa thèse qui comportait justement la licorne comme sujet principal.

Cette licorne était une grande découverte pour lui, en fait c’était l’unique squelette de cette sorte à avoir été mise à jour jusqu’à maintenant en Amérique. D’autres chercheurs en Russie avaient déjà découvert une prétendue licorne en Sibérie, mais celle-ci était beaucoup plus près du rhinocéros que du cheval, alors que la sienne était le portrait presque identique de celles des légendes. Il avait passé deux années complètes en Europe afin de présenter sa découverte dans plusieurs musées à travers le continent. Le dernier à avoir exhibé les vestiges de l’époque du miocène trouvé dans les Badlands était le British Museum à Londres où il était resté plus de six mois.

Alors qu’il s’apprêtait à passer les portes de l’aéroport, il lança un regard général sur la foule de personnes qui attendait les arrivants. Le directeur du musée de Pointe-à-Callière lui avait dit avoir envoyé une personne le prendre ce matin.

— Ce n’est pas nécessaire, je peux très bien attraper un taxi de l’aéroport et je vous retrouverai au musée dès demain matin, avait-il expliqué.

— Non, vraiment. C’est un réel plaisir de vous accueillir de nouveau chez vous, avait avancé le directeur du Musée. Vous pourrez ainsi vous passer directement au Musée pour une rapide présentation de toute notre équipe.

Il avait finalement accepté l’offre devant l’insistance du directeur, bien qu’il ne se réjouisse pas à l’idée de se rendre immédiatement au musée. Après les heures de vol et le décalage horaire, il aurait préféré reporter la visite d’une journée ou deux. Il pourrait toujours se reposer quelques jours après avoir rencontré les gens du musée.

En observant les gens qui attendaient les passagers, il aperçut dans la foule une jolie femme au sourire contagieux qui essayait de se faire remarquer. Chose assez facile, car elle rayonnait parmi cette foule qui s’impatientait face à la lenteur des douanes. Ou bien était-ce simplement parce qu’elle levait à bout de bras un carton blanc où était écrit… Sam fronça les sourcils pour tenter de lire le carton. C’était son nom, c’était elle que le musée avait mandatée pour venir le prendre. Soudainement, sa fatigue avait disparu et il sourit à Roxane en lui envoyant la main pour qu’elle s’aperçoive qu’il l’avait vue.

Une fois les portes franchies, Sam se dirigea directement vers elle en jouant des coudes parmi la foule. Ses deux valises et son portable sur l’épaule ne l’aidaient pas à se faufiler jusqu’à elle.

— Bonjour docteur Lorion, je suis envoyée par le Musée. Roxane Dupuis, je suis technicienne aux expositions, lança-t-elle en souriant.

Sam lui rendit son sourire en lui tendant la main.

— Enchanté ! Vous pouvez m’appeler Sam.

Et moi, Roxane, rétorqua-t-elle. Je suis votre chauffeuse aujourd’hui, est-ce que vous voulez vous rendre directement au musée ?

J’aimerais bien aller manger quelque chose avant, la nourriture dans l’avion laisse à désirer et il y a un petit restaurant dans le Vieux-Montréal où je rêve de retourner, s’il existe toujours évidemment. Est-ce que ça vous irait ? demanda Sam.

Roxane observa l’heure sur son cellulaire, 9 h 30, il était encore tôt.

— Ce sera avec plaisir.

Arrivé à la voiture, Sam engouffra ses valises et son ordinateur portable dans le coffre arrière de la petite Civic. Ils quittèrent l’enceinte de l’aéroport et Roxane emprunta l’autoroute pour se rendre en direction du Vieux-Montréal.

— Ça ne vous ennuie pas que nous laissions la voiture au Musée ? Le stationnement y sera plus facile et nous pourrons aller au restaurant à pied, proposa Roxane, les yeux toujours fixés sur la route.

— Aucun problème, ça fait longtemps que je n’ai pas marché dans le Vieux Montréal. Mais est-ce que ce serait possible de se tutoyer ? Nous aurons à travailler ensemble durant les prochains mois, ce sera plus convivial.

— Vous avez… Tu as parfaitement raison, répondit Roxane rougissante.

Le regard de Sam se promenait de Roxane au paysage montréalais qui lui avait tant manqué. Il ne pouvait s’empêcher de trouver que cette femme était belle, elle était tellement souriante et enjouée qu’il en oubliait complètement de porter attention à ce qu’elle lui racontait.

— Désolé, je n’ai pas entendu ce que tu disais, s’excusa Sam. J’étais trop occupé à regarder le paysage, ça fait environ deux ans que je suis parti. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point Montréal me manquait.

— Je parlais de la licorne, je te demandais pourquoi l’avoir appelée « Licorneum Americus ».

— Oh, c’est très simple, commença à expliquer Sam. Des ossements appartenant à la famille des équidés, mais avec une corne sur la tête, un peu comme celle du rhinocéros, mais plus fine, le nom allait de soi. Tu savais qu’à l’époque du miocène, les équidés faisaient partie des périssodactyles parmi lesquels a également évolué la famille des rhinocérotidés. Disons que ma licorne est la jonction entre ces deux familles. Mais pourquoi est-ce le seul vestige de cette race ? Je ne pourrais l’affirmer avec certitude.

— Oui, j’ai feuilleté ta thèse sur le sujet et si je me rappelle bien, les périssodactyles sont des mammifères ongulés qui possèdent un nombre impair de doigts. Ai-je bien appris mes leçons, professeur ? rétorqua Roxane avec un grand sourire.

Sam éclata de rire. Comme il était beau quand il riait, tout son visage reflétait le bonheur. Roxane l’observait du coin de l’œil tout en gardant les yeux sur la route, elle se surprenait à le trouver séduisant. Depuis sa malencontreuse aventure avec Marc, elle s’était promis de ne plus jamais s’éprendre d’un collègue de travail. Mais ce Sam possédait quelque chose d’irrésistible, c’était dans ses yeux quand il souriait, elle ne pouvait s’empêcher de le regarder.

Le trajet jusqu’au musée dura un peu plus d’une heure et demie, le trafic sur l’autoroute Ville-Marie était intense à cette heure de la matinée, surtout avec toutes les constructions qui avaient déjà commencé.

Une fois la voiture stationnée, ils partirent à pied sur la rue de la Commune et marchèrent jusqu’à la Taverne Gaspard qui était située environ à 400 mètres du musée et offrait une terrasse avec vue sur le parc linéaire de la Commune.

Dès qu’il fut installé à la terrasse, Sam se commanda une casserole au porc braisé avec une bière blonde. Le serveur prit la commande sans sourciller à la demande d’une bière avec le menu du petit-déjeuner, mais Roxane regarda Sam avec surprise.

— Désolé, s’excusa Sam en souriant. Pour moi, il est déjà tard en après-midi.

— C’est vrai que tu dois encore fonctionner sur le fuseau horaire de l’Angleterre. Donc il est quelle heure là-bas ?

— Il est quinze heures, répondit Sam en regardant sa montre. Je devrais peut-être la remettre à l’heure d’ici.

Au cours du petit-déjeuner, Sam et Roxane discutèrent longuement des expositions où la licorne avait déjà été présentée ainsi que des différentes villes qu’il avait eu la chance de visiter durant cette période.

Après le déjeuner, Sam proposa d’aller marcher un peu dans le Vieux Port. Il voulait poursuivre sa discussion avec Roxane, bien qu’il ne l’avouât pas directement.

La matinée devint donc un après-midi. Il ne ressentait plus la fatigue du décalage horaire. En début de soirée, il offrit à Roxane d’aller manger un morceau. Comme il était maintenant trop tard pour aller au musée, Roxane devrait rendre des comptes le lendemain matin.

Comme la soirée était douce, ils dégustèrent un simple sandwich sur une terrasse et le temps passa rapidement.

— Nous devrions retourner au musée, je dois aller prendre ma voiture. Je peux te ramener chez toi tout de suite après, tu dois être fatigué à cette heure, dit Roxane en regardant l’heure sur son cellulaire.

— Oui, je vais avoir besoin de reprendre quelques heures de sommeil pour être frais et dispo demain.

En marchant vers le musée, Sam jeta un coup d’œil à Roxane à la dérobée, comme il la trouvait belle. Ce n’était pas seulement son apparence, mais sa personnalité, son intérêt pour ce dont elle parlait. Dans un élan impulsif, Sam la prit par la main, il regretta son geste aussitôt, mais il avait agi sans réfléchir. Étrangement, elle ne la retira pas.

Ils marchèrent ainsi jusqu’à ce qu’ils aient rejoint la voiture dans le stationnement. Une fois arrivés, ils poursuivirent leurs discussions durant au moins une heure avant que Sam ait le courage de se pencher vers elle pour l’embrasser. Roxane lui rendit son baiser comme s’ils étaient seuls au monde. Ils retournèrent s’asseoir dans le parc situé près du musée où ils se regardèrent dans les yeux et s’étreignirent. Il était presque 21 heures. La discussion devint plus générale sur leurs vies respectives, leurs attentes et leurs désirs.

Soudain, un vigile s’arrêta près d’eux.

— Il est 23 h 15, le parc est fermé, avertit le vigile.

— Désolé, nous partons, répondit Sam un peu confus.

Il s’était passé deux heures qui n’avaient semblé durer que quinze minutes pour Sam et Roxane. Ils se relevèrent en se souriant. De retour à la voiture, Roxane suivit les indications de Sam pour le reconduire à l’appartement qu’il avait récemment loué. Avant de quitter la voiture, il l’embrassa tendrement, ramassa ses bagages et jeta un dernier coup d’œil vers elle en ouvrant la porte de l’immeuble.

Roxane alla emprunter l’autoroute métropolitaine afin de retourner à Laval. Elle ressassait dans sa tête les événements de la soirée sans penser à surveiller sa vitesse.